Sous-financement des universités françaises: Le mal est profond

Frédéric Lacroix (essayiste) et Marc Chevrier (professeur à l’UQAM)

Le 13 octobre dernier, le gouvernement Legault a annoncé de nouvelles règles pour le financement des universités, en vue, affirme le premier ministre, de rétablir une équité linguistique entre elles. Or, un mois auparavant, le recteur de l’Université de Montréal, M. Daniel Jutras, avait publié dans le Devoir un texte surprenant. Il y affirmait que la formule de financement des universités n’était « pas inéquitable » et ne créait pas une « discrimination arbitraire entre les universités. » Il vaut la peine, croyons-nous, de revenir sur ces affirmations de M. Jutras afin d’éclairer le débat actuel sur le financement des universités.


L’iniquité de financement par étudiant
Dans son texte, M. Jutras écrit, usant d’une périphrase floue, qu’« [o]n entend même quelques voix qui dénoncent le sous-financement chronique et historique de certaines composantes du réseau universitaire québécois ». Le sous-financement dont il est question ici, bien sûr, est le sous-financement des universités de langue française au Québec. Ce sous-financement est-il une pure fiction ?


Aucunement. Si l’iniquité linguistique du financement universitaire a fait du bruit dernièrement, c’est d’abord parce que l’écart de revenu en fonction de la langue s’accroît et que, au vu du recul accéléré du français au Québec, cet écart, qui contribue directement à l’anglicisation par les études supérieures (voir OQLF, « Langue et éducation : enseignement universitaire », 2023), se réconcilie mal avec la volonté d’une nation de faire du français sa langue commune.


Le recteur Jutras parvient à nier ce sous-financement par une méthode simple : confondant la partie avec le tout, il sélectionne une des variables seulement du portefeuille de financement global des universités (les fonds de fonctionnement provenant de Québec), et ignore les autres sources de revenus des universités (fonds d’immobilisation du Québec, fonds fédéraux, droits de scolarité, dons du privé et des fondations, etc.). Ce qui lui permet de claironner qu’il n’y aurait « pas d’iniquité ».


Par exemple, si l’on regarde la subvention de fonctionnement provenant de Québec, les universités anglaises disposaient (en 2017-2018) de 5 040 $/EETP (étudiant équivalent temps plein), alors que leurs homologues françaises obtenaient 5 002 $/EETP, soit des sommes quasiment égales. Si l’on considère exclusivement cette source de revenus, il n’y aurait donc pas de discrimination en fonction de la langue. Cependant, considérons d’autres éléments. Pour les fonds provenant d’Ottawa, par exemple, ces montants sont de 2 663 $/EETP pour les anglophones et de 1 430 $/EETP pour les francophones (soit une différence de 86,2 %). Quant aux droits de scolarité, la même année, les établissements anglais touchaient 438,9 millions de dollars, soit 45,2 % du total des universités québécoises. Il en va de même pour les dons privés, les ventes de produits et services, les revenus de fondation, et même pour les fonds d’immobilisation versés par le Québec (les universités anglaises touchaient par exemple des montants 56 % plus élevés que ceux qui sont investis dans les universités de langue française en 2019-2020).


Si l’on tient compte de toutes les sources de financement, il appert que les universités anglaises disposaient de 16 095 $/EETP et que les francophones, de seulement 12 507 $/EETP, soit une différence de 3 588 $ par étudiant ou de 29 % (voir Lacroix dans L’Action nationale, avril et septembre 2021, « Québec préfère les universités anglaises » et « Au Québec, les universités anglaises sont favorisées »). Précisons que l’économiste Pierre Fortin est arrivé à des résultats comparables et a démontré que même l’Université de Montréal était sous-financée (par étudiant, en moyenne pour l’année 2018-2019) de 46 % relativement à McGill et de 20 % relativement à Concordia (« Riches universités anglophones », L’Actualité 5 avril 2023); de même, le groupe de Pier-André Bouchard St-Amant à l’ÉNAP a calculé que l’Université de Montréal était sous-financée, en dollars constants de 2000, de 74 % comparativement à McGill (voir figure 1a, « L’UQAM a-t-elle sa juste part ? », La Presse, 18 avril 2023).


Le texte de M. Jutras daté du 13 septembre 2023 est d’autant plus remarquable qu’il nie catégoriquement, au nom de la plus grande université de langue française au Québec, le sous-financement qui frappe pourtant son institution de plein fouet.


Mais pourquoi faut-il considérer toutes les sources de financement afin de brosser un portrait global de l’équité de financement ? Il y a deux raisons à cela. Premièrement, le flux monétaire global détermine l’ensemble des ressources qui sont mises à la disposition des étudiants afin de faciliter les conditions d’études et d’assurer leur succès. Deuxièmement, les fonds « autres » (autres que le fonds de fonctionnement de Québec), servent de levier comptable pour monter des projets d’expansion immobilière, ce qui, à son tour, entraîne une hausse de la clientèle et donc des sommes récoltées par le fonds de financement ou les droits de scolarité.


L’affaire du don d’une bonne partie de l’ancien hôpital Royal Victoria à McGill afin d’accélérer l’expansion de cette université sur les plus beaux terrains du centre-ville de Montréal est éclairante ; Québec a choisi McGill, car elle seule, apparemment, avait les reins financiers assez solides pour exploiter le site (cet argument fut invoqué avant que nous apprenions que Québec allait donner 620 millions de dollars en plus des bâtiments et des terrains pour rénover le site…). Pourquoi est-ce ainsi ? Parce que McGill engrange des sommes faramineuses d’Ottawa et des étudiants internationaux, grâce auxquelles elle planifie des montages financiers pour ensuite récolter des sommes supplémentaires en fonds d’immobilisation, de fonctionnement et en frais de scolarité. Les « autres sources » de financement agissent donc comme un lubrifiant pour la roue vertueuse des hausses de clientèles et du financement en fonction de l’effectif, roue qui tourne de plus en plus vite pour les universités enseignant en anglais (voilà aussi la raison pour laquelle les HEC, composante de l’Université de Montréal, sont en train de s’angliciser rapidement).


Devant une telle perspective d’ensemble, il est indéniable que les étudiants qui choisissent d’étudier en anglais au Québec sont beaucoup mieux financés que ceux qui optent pour les études en français.


La complétude institutionnelle
Si le sous-financement net en fonction de la langue, par étudiant, est de l’ordre de 29 % au Québec, l’histoire ne s’arrête pas là.


Pour réellement peser sur la dynamique linguistique et faire en sorte que les universités anglaises cessent d’agir comme des foyers d’anglicisation, il faut que le français ait un poids, au niveau universitaire, proportionné au poids démographique relatif des francophones au Québec. C’est-à-dire qu’il est nécessaire, en plus de rétablir l’égalité de financement par étudiant, de viser la « complétude institutionnelle » (voir p. 53, « Pourquoi la loi 101 est un échec », Boréal, 2020). L’atteinte de cette complétude impliquerait que la proportion du financement global accordé aux anglophones soit égale à leur poids démographique (soit environ 10 %). Comme cette part de financement tourne actuellement plutôt autour de 30 %, nous sommes très loin du compte. Les universités anglaises touchaient en 2017-2018 38,3 % des fonds provenant d’Ottawa, soit 4,7 fois leur poids démographique au Québec. S’agissant des droits de scolarité, la même année, les établissements anglais touchaient 438,9 millions de dollars, ce qui représente 5,6 fois leur poids démographique.


On peut évaluer que la somme manquante totale due aux universités de langue française pour atteindre la complétude institutionnelle était, pour l’année de référence 2017-2018, de 1 466 millions de dollars. Ce qui équivalait alors à 20,1 % de tous les revenus des universités au Québec.


À l’injustice « microscopique » qui frappe les étudiants au niveau individuel s’ajoute donc l’injustice « macroscopique » d’une sous-complétude institutionnelle pour les universités de langue française. Pour arriver à l’équité réelle, il faut agir sur ces deux niveaux. De ce point de vue, la Révolution tranquille, qui devait mettre le Québec français au niveau de la communauté anglaise en éducation, est un échec sur ces deux plans.


Les mesures annoncées le 13 octobre par Québec ne constituent qu’un premier pas, timide, dans le rétablissement d’une équité véritable. Mais s’arrêter en chemin ne ferait que cautionner le déclassement qui guette les universités françaises au Québec.

L’anglicisation de Laval : spécial cégep

J’ai publié récemment un texte intitulé « L’anglicisation de Laval », texte qui faisait le tour de certains indicateurs démolinguistiques issus des recensements canadiens. J’y démontrais que le recul du français-et l’avancée de l’anglais- était proprement spectaculaire à Laval depuis une vingtaine d’années.

Un lecteur qui est également professeur au collège Montmorency à Laval et qui souhaite rester anonyme m’envoie ce témoignage sur la situation du français dans son cégep. Comme souvent, ce genre de témoignage, branché directement sur le terrain, donne une vision qu’un tableau statistique peine à fournir. On peut y constater que les données statistiques issus des recensements sont probablement bien en retard sur la réalité et que l’état de déliquescence du français à Laval est probablement beaucoup plus avancé que plusieurs ne veulent l’admettre ou que ne le reflètent les indicateurs linguistiques.

A Laval, le français est une langue en chute libre sur le plan symbolique, au point où les jeunes francophones, socialisés dans un univers numérique anglophone et dans une « province » qui dévalorise implicitement et presque ouvertement sa seule langue officielle, subissent déjà, à 17-18 ans, une érosion de leur vocabulaire de base dans cette langue alors qu’ils trouvent facilement les mots en anglais. Disons-le : à Laval, chez les jeunes, l’assimilation collective à l’anglais est en marche.

Quant aux allophones, leur intégration à la « majorité francophone » est, disons, de plus en plus sujet à caution. A lire ce texte, l’on comprend que le gouvernement Legault a probablement une vingtaine d’années de retard dans sa lecture de la dynamique linguistique.

Au cégep Montmorency

« Au collège Montmorency où j’enseigne, le français est dans un sale état.
Oubliez l’intégration d’anglicismes au sein de discussions ou de travaux en français : il y a belle lurette que la régression du français a largement dépassé la simple notion de vocabulaire emprunté de l’anglais.

Aujourd’hui, on fait passer pour des « anglicismes » des termes qu’on refuse simplement de traduire adéquatement. Ainsi, dans certains travaux étudiants, on peut lire des phrases comme : « C’est à ce moment que le policier a pris son « gun » » ou encore « Elle marchait tout bonnement sur le « sidewalk ». On ne parle pas ici d’anglicismes comme « timing » ou « brainstorm », qui seraient déjà plus faciles à accepter en raison de traductions plus ou moins évidentes. On parle de termes ayant des équivalents français directs, mais pour certains, qui en oublient leur vocabulaire français, le terme en anglais leur vient naturellement et ils n’essaient même pas de le retraduire vers le français.

Une aliénation linguistique

Remarquez le processus d’aliénation linguistique : une personne francophone, qui a grandi en français toute sa vie, finit par oublier des termes de vocabulaires aussi simples que « fusil » et « trottoir », mais les identifient très facilement en anglais. Déjà, on peut repérer un problème majeur, mais c’est pire que cela : la personne en vient à ne même plus tenter une traduction en français pour réappliquer le vocabulaire qu’elle a pourtant toujours su. Lorsque questionnés sur ces mots anglais intégrés au sein d’une phrase en français, certains étudiants se défendent candidement : « Mais monsieur, c’est ok, j’ai mis des guillemets! » ou encore « Mais monsieur, vous avez compris ce que je voulais dire! »

Lorsque réprimandés pour ces erreurs linguistiques (rappelons une évidence que plusieurs aimeraient ignorer : le collège Montmorency est un cégep francophone où la langue d’usage est le français et où les travaux sont réalisés en français), les étudiants ne se gênent pas pour émettre de profonds soupirs d’insatisfaction et de découragement, ni de rappeler à voix haute, devant toute la classe, que « ça serait tellement plus simple en anglais! »

Ce type de réflexion est répandu, et pas que chez les étudiants immigrants : plusieurs jeunes francophones y adhèrent.

On aura beau leur offrir tous les outils du monde pour les aider en français, rien n’y fait : pour les étudiants, le français est ringard, difficile et inutile. L’indifférence et l’insouciance triomphent, quand ce n’est pas directement du dédain ou du mépris. Ils assument avec une étrange fierté de mal écrire en français et de ne pas le maitriser. Avisés qu’ils peuvent perdre jusqu’à 10% de leur note pour les fautes de français, nombreux sont ceux à préférer cette pénalité qu’à prendre 5-10 minutes pour corriger leur texte.

Dans un des cours donnés par un collègue, les étudiants avaient à élaborer une mise en scène à partir d’un court texte. En groupe, les étudiants ont demandé s’ils pouvaient traduire eux-mêmes le texte en anglais pour faciliter l’exercice. Vous avez bien lu : ils rejettent un texte en français, qu’ils comprennent clairement (puisqu’ils arrivent à le traduire), et préfèrent alourdir la tâche en effectuant une traduction vers l’anglais plutôt que de traiter le texte en français, tel qu’il est.

Dans les discussions orales, même son de cloche : les étudiants se parlent fièrement en anglais dans les corridors ou même en classe. Et avant qu’on ne réitère le sempiternel faux argument qui cherche à minimiser ce phénomène sous prétexte que « mais c’est bien qu’ils pratiquent leur anglais », mettons les choses au clair : ce n’est pas de la « pratique ». Ces conversations sont légion et n’ont rien d’un exercice formateur ou pédagogique. Exemple de conversation entendue à la cafétéria : « And then I was like, you know, oh my god! I can’t believe you just said that, you bitch! No way! That girl needs to chill out big time… »


Je peux vous garantir que ce ne sont pas des formulations apprises dans un cours d’anglais. Et il ne s’agit pas d’un moment d’imitation ou de parodie d’un extrait de film ou autre mise en scène : il s’agit d’une conversation du quotidien entre amies, qui était à 100% en anglais.

Autre phénomène en hausse : les interventions d’étudiants en classe qui incorporent de plus en plus d’anglais, avec des mots fourre-tout aussi issus de l’anglais.

Exemple de question reçue : « Monsieur, selon vous, ce serait qui le… I mean… ce serait qui le best director ever? » Et tout cela sans compter les innombrables intégrations de termes en anglais tout simplement plaqués dans une phrase, sans ajustement, sans conjugaison, sans réappropriation.

Exemple entendu le matin : « Bof rien de spécial, j’ai spread mes toasts avec du beurre de peanuts. » On acceptera évidemment sans trop de reproche les anglicismes « toasts » et « peanuts », mais les verbes repris de l’anglais tels quels ont la cote : oubliez les verbes anglais conjugués pour la syntaxe française (j’ai callé un taxi / on a switché les rôles), désormais, le verbe anglais conserve sa forme intacte, et on n’essaie même plus de lui donner une apparence francisée.

Inversion du rapport langue première/langue seconde

Il n’y a pas si longtemps, les professeurs fournissaient un effort de francisation de textes issus de l’anglais pour les présenter en français aux étudiants, histoire de faciliter la compréhension et parce qu’on ne pouvait jamais présumer du bilinguisme des étudiants. Cette tendance est désormais inversée : plusieurs préfèrent étudier des textes ou des films en anglais plutôt que de lire, écouter ou réfléchir en français.

La culture américaine triomphe
Les ramifications de ce déclin du français sont très nombreuses, mais il y a fort à parier que l’hégémonie culturelle américaine, combinée à une dévalorisation du français au sein de nos propres institutions, contribuent colossalement à la perdition du français chez les étudiants.

Pour la plupart d’entre eux, ils ne consomment que de la culture anglophone : films, téléséries, musique, médias sociaux, balados, youtube… tout est en anglais. À Montmorency, les étudiants qui consomment de la culture québécoise sont l’exception et non la règle.

L’élastique linguistique va sauter
Le déclin du français m’apparait alors comme un élastique avec deux forces qui tirent chacune de leur côté : d’un côté, la dévalorisation générale du français, et de l’autre, une admiration sans réserve de l’anglais. A mon avis, la rupture de l’élastique linguistique est donc imminente. »

Le fond: l’immigration et l’avenir du Québec français

André Pratte aime polémiquer. Récemment, il s’en prenait à mon texte « L’anglicisation de Laval » en prétendant y apporter des « nuances ». A mon avis, ses « nuances » relevaient d’une tentative d’enfumage rhétorique afin de tenter de cacher l’anglicisation galopante de la troisième ville du Québec. Ensuite, celui-ci a répliqué à Mathieu Bock-Côté qui soulignait que Balarama Holness, qui recueille un appui non négligeable en tant que chef potentiel du PLQ (quoique qu’il ne soit pas candidat déclaré), misait explicitement sur les changements démographiques entrainés par l’immigration massive pour que le PLQ, à seulement 5% d’appui chez les francophones, se rapproche du pouvoir avec le temps. Outre les questions de fond soulevées par ces polémiques, l’on comprend que celles-ci sont une façon pour le PLQ de tenter de grapiller un peu de visibilité médiatique. Néanmoins, les affirmations de M.Pratte, emblématiques du discours d’une certaine élite soumise à Ottawa, ne doivent pas, à mon avis, rester sans réponse.

Dans son dernier texte dans le JdeM, M. Pratte écrit que si le PLQ « prône une hausse raisonnable de l’immigration afin de combler les besoins de main-d’œuvre », il n’appuierait cependant pas les propositions du « Century Initiative » fédéral, soit la cible de 100 millions d’habitants au Canada pour 2100.

La pénurie de main-d’œuvre et l’immigration

L’insistance à évoquer, avec un sans gêne confondant, la « pénurie de main-d’œuvre » pour justifier les hausses constantes des seuils d’immigration est plus que suspecte. D’abord parce que cette idée simpliste de « l’immigration, solution à la pénurie de main-d’œuvre » a maintes fois été démolie (par exemple, par l’économiste Pierre Fortin). Ensuite parce qu’avec le rythme actuel d’immigration au Canada, celui-ci est en très bonne voie d’atteindre 100 millions d’habitants en 2100. Les dernières projections démographiques de Statistique Canada indiquent que la population atteindra 74 millions en 2068 dans le scénario de forte croissance (les projections n’ont pas été faites jusqu’en 2100, sans doute un simple hasard). Or, le volume d’immigration prévue par le scénario de « forte croissance » est inférieur de moitié au nombre record de plus de 1 million de nouveaux arrivants (1 050 110) qui se sont installés au Canada en 2022 seulement. Si l’immigration était la solution à la pénurie de main-d’œuvre, on le saurait!

Le Canada « fait sans dire » c’est-à-dire qu’il applique les recommandations du Comité Barton (ou McKinsey) et la politique du Century Initiative même si le premier ministre Trudeau nie que ce soit le cas. Aussi étonnant que cela puisse sembler, il arrive que des politiciens ne disent pas la vérité. En immigration, cela est le cas, et autant pour le Canada de Justin Trudeau que pour le Québec de François Legault; sur cette question, les deux font dans le double jeu.

En proposant de hausser les niveaux d’immigration (à 70 000 immigrants permanents), le PLQ ne fait que suivre docilement le grand frère fédéral et avalise tacitement les propositions du Century Initiative. C’est le cas aussi pour la CAQ, qui a sur la table une proposition pour hausser les seuils à un nombre inconnu en déplafonnant le PEQ (80 000/an? 100 000/an? on ne sait pas). Reste qu’à 154 373 immigrants en 2022, le Québec a déjà un des volumes d’immigration les plus élevés au monde. Ce niveau, qui est plus du double de celui évoqué par le PLQ, illustre, par l’absurde, la nécessité d’inclure les immigrants « temporaires » dans toute discussion rationnelle portant sur l’immigration.

Les projections démographiques

M. Pratte affirme ensuite que selon les projections de Statistique Canada « même dans le cas d’une immigration beaucoup plus nombreuse qu’aujourd’hui, les immigrants et résidents non permanents ne représenteraient toujours que 27% de la population totale du Québec en 2041, contre 23% sous un scénario de faible immigration. » Première remarque, pour un démographe, cette variation de 23 à 27% est loin d’être négligeable. Et ces chiffres proviennent d’une projection de Statistique Canada effectuée en 2016, soit tout juste avant les hausses records de volumes d’immigrants qui ont eu lieu après la prise du pouvoir par les libéraux fédéraux en 2015. Le scénario « forte immigration » de ces projections est très inférieur au volume d’immigrants actuel. Notons aussi que Statistique Canada semble avoir sous-estimé le nombre d’immigrants temporaires présents au Canada de 1 million, ce qui force la question à savoir ce que valent ces projections. Quoi qu’il en soit, ces projections, effectuées avec des chiffres dépassés, sont caduques. Quels sont les bons chiffres alors? On ne le sait pas.

L’argument voulant que « des projections publiées par l’Office québécois de la langue française démontrent que même si les immigrants choisis par le Québec parlaient tous français à leur arrivée – c’est l’objectif du gouvernement Legault – cela ne changerait pas grand-chose aux grands indicateurs démolinguistiques. Le français langue maternelle continuerait de diminuer lentement – c’est le fait inexorable de la faible natalité chez les Québécois dits « de souche ».

M. Pratte nous parle de la langue maternelle (un indicateur qui reflète la vitalité passée) et « oublie » de mentionner la langue parlée le plus souvent à la maison (la « langue d’usage », soit l’indicateur qui reflète la vitalité future). S’il est exact de dire que le poids démographique des francophones au Québec (langue maternelle ou langue d’usage) va diminuer même avec une immigration 100% francophone, accueillir une telle immigration 100% francophone est tout de même le scénario qui ferait reculer le français le moins rapidement (voir p. 30).

Et le lent déclin du français n’est pas d’abord dû à la « faible natalité chez les Québécois dits « de souche » » (bonjour la tentative de culpabilisation!), mais aux transferts linguistiques massifs des immigrants allophones vers l’anglais au Québec. Mais M. Pratte, simple hasard sans doute, « oublie » aussi de nous parler des transferts linguistiques.

Comme je le relevais dans mon billet sur ce sujet : « pourquoi ce déclin du français malgré une immigration 100% francophone »? La raison majeure est bien sûr les transferts linguistiques des immigrants allophones effectués en surnombre vers l’anglais. Car « l’anglais jouit au Québec d’une vitalité supérieure à celle du français. Le milieu de vie, à Montréal, est anglicisant. Les immigrants allophones déjà présents au Québec effectuent donc en surnombre des transferts linguistiques vers l’anglais (43,3% en 2021), ce qui augmente la taille de la communauté anglophone, constituée aujourd’hui non plus des descendants des conquérants britanniques, mais d’une majorité d’allophones anglicisés. »

La natalité des Canadiens anglais est encore plus faible que celle des Québécois et, pourtant, il n’y a nulle inquiétude sérieuse sur le déclin de l’anglais au Canada, les immigrants effectuant éventuellement des transferts massifs vers l’anglais comme langue parlée à la maison (à 99%).

La « connaissance » ou le « gaslighting » fédéraliste

La vitalité d’une langue est déterminée par son usage au quotidien, à la maison et au travail. Que M. Pratte puisse écrire, en contradiction totale avec les conclusions des démographes et des démolinguistes, que, parmi tous les indicateurs linguistiques « l’élément le plus important » serait « la connaissance du français » prouve à quel point celui-ci fait dans la désinformation. Répéter une fausseté mille fois n’en fait pas une vérité. En continuant de colporter « la connaissance » comme indicateur suprême, le naufragé intellectuel Pratte touche le fond.

L’effet des changements démographiques

Quant à l’impact probable des changements démographiques sur le destin politique du Québec français, M. Holness ne fait que dire tout haut ce que tout le monde sait déjà.

Le dernier sondage Léger, par exemple, indique que seulement 12% des non francophones (note : il est malheureux que les allophones soient ainsi amalgamés avec les anglophones) appuient la souveraineté du Québec contre 81% qui sont contre. Chez les francophones, l’appui est à 44% et les contre sont à 44% également. Du point de vue fédéral, il est évident qu’augmenter le plus possible la proportion de non francophones dans la population du Québec est une police d’assurance contre un OUI à un futur référendum portant sur la souveraineté du Québec. Comme dans le cas du Century Initiative, les fédéralistes « font sans dire ». Cela ne relève pas d’une quelconque « théorie du complot », mais du déploiement de la raison d’État canadienne.

René Lévesque nous avertissait déjà, dans le JdeM du 1er mai 1972, des effets politiques de l’instrumentalisation de l’immigration par Ottawa, en commentant les résultats du recensement de 1971: « D’autre part, ici même à l’intérieur, la moindre augmentation du pourcentage anglophone, si faible soit-elle à première vue, ne peut que réduire d’autant la marge de décision démocratique de la majorité. Un cinquième du total, c’est énorme. Chaque addition a un effet d’entraînement qui, dans le grand Montréal surtout, pourrait finir par rendre politiquement irréalisable tout aspiration nationale du Québec français. »

Le recensement de 1971 avait montré une chute de 0,5% du poids des francophones au Québec. Cette chute a été trois fois plus importante entre 2016 et 2021. Que dirait-il aujourd’hui? Peut-être quelque chose du genre « vous êtes pas écoeurés de mourir »?

L’anglicisation de Laval

La ville de Laval, située au nord de Montréal, est la troisième ville en importance, en termes de taille de la population, au Québec. Laval, de par sa proximité à Montréal, est un lieu où s’établit, depuis au moins une vingtaine d’années, un grand nombre d’immigrants attirés par des logements (autrefois) relativement abordables.

En 2018, j’ai écrit un texte (La westislandisation de Laval) soulignant la chute rapide du poids démographique des francophones à Laval depuis 2001 et la montée concurrente de l’anglais. Ces données, je crois, jetaient une douche froide (et même très froide) sur les affirmations voulant que « le français va bien au Québec », que « nous avons fait beaucoup de progrès », que « le français recule, oui, mais l’anglais aussi », etc. Le déni de la réalité linguistique, qui est une spécialité de notre élite depuis au moins trois décennies, ne peut plus tenir pour peu que l’on se penche sur la dynamique qui règne à Laval. Cette dynamique est celle d’un recul du français, autant comme langue maternelle que comme langue parlée le plus souvent à la maison, recul accompagné d’une hausse de l’anglais, autant comme langue maternelle que comme langue parlée le plus souvent à la maison.

Voici une mise à jour incluant les données du recensement 2021.

Langue maternelle et langue parlée le plus souvent à la maison

Soulignons d’abord qu’en 2021, 31,5% de la population de Laval était d’origine immigrante. Cela constitue presque une personne sur trois. En termes de langue maternelle cependant, 35,5% de la population de Laval avait comme langue maternelle une langue autre que le français ou l’anglais. L’intégration de ce bloc au groupe francophone ou anglophone est donc une question vitale pour l’avenir du français à Laval.

Le tableau 1 fournit la proportion démographique de la population de Laval en fonction de la langue maternelle. En 2021, la proportion des francophones à Laval était descendue à 54,8% de la population seulement, soit une chute de 19,4 points en vingt ans. Pendant ce temps, les anglophones gagnaient trois points. Recul du français, avancée de l’anglais.

Tableau 1 : Poids démographique relatif des francophones, anglophones et allophones (langue maternelle) à Laval 2001-2021.

AnnéeFrançais (%)Anglais (%)Tierce (%)
200174,26,719,0
201162,28,029,8
201658,68,433,0
202154,89,735,5

La figure 1 illustre les données du tableau 1 sous forme graphique.

Figure 1 : Poids démographique relatif des francophones et anglophones (langue maternelle) à Laval 2001-2021.

Le tableau 2 fournit les chiffres pour la langue parlée le plus souvent à la maison. En 2021, la proportion des francophones était rendue à 62,1% de la population de Laval seulement, soit une chute de 15,4 points en vingt ans. Pendant ce temps, les anglophones gagnaient 5,6 points, ce qui correspond à un gain relatif impressionnant de 48,7%. Recul du français, avancée de l’anglais.

Tableau 2 : Poids démographique relatif des francophones, anglophones et allophones (langue parlée le plus souvent à la maison) à Laval 2001-2021.

AnnéeFrançais (%)Anglais (%)Tierce (%)
200177,511,511,0
201167,914,617,5
201665,115,419,5
202162,117,120,8

La figure 2 illustre les données du tableau 2 sous forme graphique.

Figure 2: Poids démographique relatif des francophones et anglophones (langue parlée le plus souvent à la maison) à Laval 2001-2021.

On constate aux tableaux 1 et 2 qu’il existe un décalage de 7,3 points entre la proportion du groupe francophone pour ce qui est de la langue maternelle et de la langue parlée le plus souvent à la maison (62,1%-54,8%) et un écart équivalent de 7,4 points pour les anglophones (17,1%-9,7%). En termes relatifs, les anglophones sont parvenus à recruter 76,3% plus de locuteurs à la maison qu’il n’y a d’anglophones langue maternelle tandis que pour les francophones, ce gain relatif n’est que de 13,3%.

En termes absolus, en 2021, il y avait 31 920 personnes de plus qui parlaient français à la maison relativement au nombre de francophones langue maternelle et 31 910 personnes de plus qui parlaient anglais à la maison relativement au nombre d’anglophones langue maternelle.

Bilan? Le groupe anglophone, même s’il est presque six fois moins important, relativement, que le groupe francophone, parvient à attirer la moitié des locuteurs qui effectuent un transfert linguistique à Laval! Dans cette ville autrefois aussi française que Québec le rapport de force entre l’anglais et le français est donc d’un facteur six… en faveur de l’anglais.

Langue de travail

Selon certains, il ne faudrait pas se soucier des variables « langue maternelle » et « langue parlée à la maison », qui relèveraient de la « sphère privée » car seule compterait la « langue d’usage publique ».

La langue de travail, selon l’OQLF, est une composante de cette langue d’usage publique. Voyons donc ce qu’il en est au travail. En 2021, 76,0% de la population de Laval travaillait « le plus souvent » en français tandis que 22,7% travaillait « le plus souvent » en anglais (les langues de travail tierces représentant seulement 1,3% du poids total). Les anglophones parviennent à imposer leur langue au travail dans une proportion 2,3 fois plus grande que la taille relative de leur groupe selon la langue maternelle. Pour les francophones, ce même ratio est de 1,4 seulement.

Et pour arriver à cette proportion de 22,7% de la population travaillant en anglais, on peut estimer, au premier ordre, que presque tous ceux qui parlent anglais à la maison (17,1%) travaillent en anglais et que les anglophones arrivent également à faire travailler en anglais environ 27% des allophones (plus d’un sur quatre) présents à Laval (langue parlée le plus souvent à la maison).

Conclusion

Depuis une vingtaine d’années la chute du français et la montée de l’anglais à Laval est spectaculaire. Certains nous enjoignent cependant d’ignorer ce que nous apprend cette dynamique linguistique et ce qu’elle signifie pour l’avenir du Québec.

Jean-Pierre Corbeil, par exemple, le seul chercheur interrogé dans un long article publié dans le Devoir en mai dernier (gracieuseté de Sarah R. Champagne, qui se distingue par ses articles qui sont en réalité de virulentes chroniques militantes), affirme qu’il faudrait détourner le regard de la « sphère privée » et que les indicateurs reliés à celle-ci ne seraient « pas les bons ». Ainsi, selon M. Corbeil, la commission Laurendeau-Dunton, qui a duré dix ans et mobilisé des milliers de chercheurs au Canada dans les années soixante, commission qui a recommandé l’ajout d’une question sur la langue parlée à la maison au recensement de 1971, se serait fourvoyé. Éclairant.

Ce même M. Corbeil admettait, dans un article datant de 2012, que si le français reculait bien à Laval, l’anglais reculait aussi et il prophétisait que c’est une tendance qui « allait se maintenir ». Comme on peut le constater aujourd’hui, M. Corbeil avait tout faux en 2012 et, au lieu d’admettre son erreur aujourd’hui, il nous enjoint maintenant à simplement détourner le regard.

A la limite, un tel argumentaire binaire rejetant la « sphère privée » pouvait tenir tant et aussi longtemps que le français et l’anglais reculaient conjointement dans cette même sphère. Mais à Laval, cela n’est plus le cas depuis au moins 15 ans. Dans un contexte où seul le français recule maintenant dans la « sphère privée » tandis que l’anglais avance, cette binarité argumentative revient à prôner un aveuglement volontaire. Et permet de constater que les indicateurs secondaires recommandés depuis longtemps par M. Corbeil sur de multiples tribunes (la langue parlée « régulièrement » au travail ou la connaissance des langues, par exemple), censés nous éclairer, obscurcissent plutôt le portrait de la situation réelle. Ces indicateurs secondaires, perclus de problèmes méthodologiques, sont justement « secondaires » et n’éclairent pas l’avenir.

Laval est le laboratoire du Québec de demain et la préfiguration de ce qui nous attend collectivement (à court terme!) si nous continuons à repousser collectivement les mesures structurantes que la situation linguistique –catastrophique- appelle et justifie.