Mme Stéphanie Chouinard, pour qui j’ai beaucoup d’estime, affirme dans un article de Radio-Canada que mon analyse établissant un lien entre le surfinancement des universités anglaises au Québec et l’anglicisation en cours « manque de nuances » parce qu’elle ne tiendrait pas compte de la « langue parlée à la maison » ainsi que de « la langue de socialisation ». Elle affirme que « parce que j’utilise l’anglais au travail, dit-elle, ça ne veut pas dire que je l’utilise dans les commerces, que j’achète ma pinte de lait en anglais parce que j’ai étudié en anglais ». Selon elle, nous (Nicolas Bourdon et moi) « extrapolons les données de Statistique Canada » et que cette thèse de l’anglicisation par les études postsecondaires serait « forte en café ». Elle se range donc plus ou moins, les gros mots en moins, du côté du député libéral Francis Drouin.
Est-ce que Mme Chouinard, une ardente défenderesse des francophones hors Québec et partisane d’universités « par et pour les francophones » est réellement en train de nous dire que la langue des études postsecondaires n’est pas vraiment importante? Si oui, il s’agit d’un foudroyant recul pour les franco-ontariens qui se battent depuis des décennies pour obtenir des universités de langue française et pour en avoir le contrôle.
Radio-Canada ayant malencontreusement oublié de me contacter pour obtenir ma réaction face à ces propos afin d’offrir aux lecteurs un sain contrepoids démontrant un souci de l’équilibre journalistique, j’ai décidé de compiler ici les études qui étayent cette thèse et cette affirmation, dans un format qui permet une exposition plus détaillée que celle que permet une courte présentation de cinq minutes en comité. Voici donc.
Statistique Canada
Statistique Canada a réalisé une étude intitulée « La langue de travail des diplômés d’établissements postsecondaires de langue française, de langue anglaise ou bilingues » en 2022, étude qui établit un lien fort entre le fait d’avoir étudié en anglais au postsecondaire (au Québec et hors Québec) et l’utilisation de l’anglais comme langue prédominante de travail (voir graphique 1)[1]. Le lien existe pour les cégeps et les universités, bilingues ou de langue anglaise, dans divers domaines d’études et en fonction de la région.
[1] Je suis l’ordre des figures dans les études et non l’ordre croissant ici.
La figure 1 fait ressortir le fait qu’avoir étudié en anglais plutôt qu’en français au postsecondaire augmente la probabilité de travailler en anglais d’un facteur 5,75 pour les francophones (langue maternelle), de 2,5 pour les anglophones, de 6,6 pour les allophones et d’un facteur 12 globalement.
Le tableau 3 de cette étude est particulièrement intéressant. L’auteur a effectué des régressions logistiques et des rapports de cotes (ou de probabilité) entre certaines caractéristiques des cohortes étudiées et l’utilisation de l’anglais au travail. Ce qui est le plus fortement associé à la probabilité de travailler en anglais est la langue d’enseignement de l’établissement postsecondaire fréquenté (ligne 2 du tableau 3) où des rapports de cotes de 4,14, 4,81 et 7,00, toutes statistiquement significatives, ressortent assez spectaculairement du tableau. Le lien tient également hors Québec et les rapports de cotes sont assez similaires (tableaux 5 et 6, non montrés).
Le lien entre la langue d’étude au postsecondaire et la probabilité de travailler en anglais est indubitable et il est fort. Pour fins de comparaison, les rapports de cotes obtenus ici sont similaires à ceux qui ont été mis en évidence entre la probabilité d’avoir une maladie cardiaque et le fait de souffrir de diabète de type 2, lien que personne ne songe à remettre en question.
Les conclusions de cette étude de Statistique Canada sont les suivantes. Pour le Québec d’abord: « La présente étude montre qu’en plus du lieu de travail, du lieu où ont été faites les études et du type d’établissement fréquenté, la langue d’enseignement de l’établissement postsecondaire où a été obtenu le dernier diplôme est effectivement associée à l’utilisation prédominante de l’anglais au travail, comme le laissent entendre les études précédentes sur le sujet ».
Et hors Québec : « À l’extérieur du Québec, les communautés francophones en situation minoritaire souhaitent réaffirmer le rôle des établissements de langue française ou bilingue à la fin du continuum en éducation de langue française, alors que l’avenir de certains de ces établissements est remis en question en raison de difficultés financières. Les résultats montrent qu’il existe un lien entre la langue d’enseignement et l’utilisation du français au travail. Plus précisément, la proportion de diplômés de langue maternelle française qui travaillaient principalement en français était plus de trois fois plus élevée lorsque leur dernier diplôme provenait d’un établissement de langue française (48 %) que lorsqu’il provenait d’un établissement de langue anglaise (14 %) ».
L’auteur prend cependant soin de préciser : « L’adoption du français ou de l’anglais comme langue prédominante à la maison après avoir fréquenté un établissement postsecondaire revêt un intérêt particulier24, entre autres en qui a trait à ses conséquences sur la transmission intergénérationnelle des langues. Or, travailler dans une langue ne signifie pas nécessairement que cette langue sera parlée à la maison ». J’accorde à Mme Chouinard le fait que cette étude est faite en fonction de la langue maternelle et non en fonction de la langue parlée le plus souvent à la maison. Continuons donc à creuser.
L’Office québécois de la langue française (OQLF)
L’OQLF a rempilé sur Statistique Canada et a effectué dernièrement plusieurs études établissant des liens entre la langue d’enseignement au postsecondaire, la langue de travail et la langue utilisée dans l’espace public.
Dans « Langue des pratiques culturelles et de la scolarisation » on découvre que la langue d’enseignement (l’anglais!) est le facteur le plus important (à 42,4% suivi du « prestige » à 27,8%) pour les personnes de 18 à 34 ans qui ont choisi de faire leurs études postsecondaires en anglais au Québec (p.13). Les études postsecondaires faites en anglais au Québec jouissent d’un plus grand prestige que celles faites en français. Voilà qui met la table.
Une autre étude de l’OQLF « Langue du travail » a démontré le lien entre la langue de travail et la langue des études postsecondaires en fonction de la langue parlée le plus souvent à la maison (tableau L).
On constate au tableau L que le fait d’avoir fait ses études en anglais est associé à une augmentation d’un facteur 4,1, 1,7 et 4,0 de la probabilité de travailler en anglais pour les francophones, anglophones et allophones. Même les bilingues, ceux qui parlent à la fois français et anglais à la maison, ont une très nette tendance (facteur 2,7) à basculer à l’anglais au travail s’ils ont fait leurs études postsecondaires en anglais.
Un autre tableau (Q, page 43, non montré) croise la langue de travail avec la langue utilisée dans l’espace public et démontre qu’il existe une étroite corrélation entre les deux : le fait de travailler en anglais multiplie par un facteur 15 la probabilité d’utiliser l’anglais dans les commerces de proximité pour les francophones par exemple. Mine de rien, avec ce facteur 15, on se rapproche du rapport de cote entre le tabagisme et le cancer du poumon.
Il est donc faux d’affirmer comme semble le faire Mme Chouinard qu’il n’y a pas de lien entre la langue des études postsecondaires et la langue de travail ou entre la langue de travail et la langue utilisée dans l’espace public; toutes ces variables sont étroitement corrélées. Par ailleurs, dans l’étude « Langue des pratiques culturelles et de la scolarisation » l’OQLF a posé la question suivante : « quelle langue préférez-vous utiliser au travail et dans l’espace public? » et nous a donné les réponses en fonction de la langue d’enseignement au postsecondaire. Les résultats sont rapportés au tableau G ci-dessous.
Les francophones de 18 à 34 ans préfèrent utiliser le français dans les commerces de proximité à 78,8% s’ils ont fait leurs études postsecondaires en français au Québec mais ce chiffre tombe à seulement 16,0% s’ils ont fait leurs études en anglais (une chute de 62,8 points!) tandis que leur préférence pour l’anglais passe de 1,2% à 28,7% (un facteur de 24!).
La question de la préférence de la personne est extrêmement intéressante. Les réponses pointent vers un basculement de l’univers culturel de référence si la personne a fait ses études postsecondaires en anglais. L’impact macroscopique est immense et indéniable.
Quelle langue parleront à la maison ceux qui préfèrent travailler ou acheter leur pinte de lait en anglais? Évidemment, le passage à l’anglais comme langue parlée à la maison ne sera pas automatique et dépendra de plusieurs facteurs, mais il y a fort à parier que la tendance sera la même que celle qui s’articule entre la langue de l’espace publique et la langue de travail. La raison en est que les gens n’ont pas une langue privée et une langue publique complètement disjointe; la plupart du temps il y a une concordance entre la langue privée et la langue publique, du moins pour les francophones et les anglophones au Québec.
L’OQLF a démontré cette corrélation entre la langue parlée à la maison et la langue de travail et celle de l’espace public. Par exemple, dans l’étude « Langue publique au Québec en 2016 » (figure 4) et la conclusion était la suivante : « Dans l’ensemble du Québec, en 2016, les francophones et les anglophones ont tendance à utiliser le plus souvent leur langue respective à l’extérieur de la maison. En effet, 90,2 % des francophones utilisent le plus souvent le français à l’extérieur de la maison et 57,4 % des anglophones y utilisent le plus souvent l’anglais ».
Une étude effectuée par Jean-Pierre Corbeil et René Houle (de Statistique Canada mais pour le compte de l’OQLF), « Trajectoires linguistiques et langue d’usage public chez les allophones de la région métropolitaine de Montréal » avait aussi conclu au lien fort (inverse) entre l’utilisation du français dans l’espace public et les études postsecondaires en anglais (p.137, Annexe 9).
IRFA
Une étude commandée à la défunte IRFA par la CSQ avait pour la première fois, en 2010, soulevé le voile entre les études postsecondaires en anglais (au cégep dans ce cas) et un ensemble de variables.
Cette étude prouvait qu’il existait un lien étroit entre la langue des études et la langue d’usage privé. Les données indiquent que les francophones, anglophones et allophones inscrits au cégep anglais utilisent moins le français comme langue parlée le plus souvent à la maison (figure 5 : chute de 26, 46 et 30,7 points).
La corrélation entre la langue parlée le plus souvent à la maison et la langue des études collégiales est particulièrement forte pour les allophones (figure 5); ceux inscrits au cégep anglais ne parlent presque pas français à la maison (4,4% seulement).
Finalement, la figure 6 démontre que la langue des études postsecondaires affecte profondément la langue de socialisation, donc la langue parlée avec les amis.
Le rapport concluait : « Les francophones du cégep anglais sont nettement moins nombreux à parler le plus souvent français avec leurs amis (51,7 %) qu’à la maison (72,9 %). Chez les anglophones et les allophones du cégep anglais, la très grande majorité fréquentent des cercles d’amis de langue anglaise. Le contraire est vrai au cégep français, où une majorité d’étudiants parlent le français avec leurs amis, peu importe leur langue maternelle. Selon notre enquête (données non présentées), les langues non-officielles sont peu utilisées avec les amis (moins de 10 % des cas, peu importe la langue d’enseignement du cégep), signe que le français ou l’anglais s’impose comme langue commune entre les jeunes de langues maternelles diverses ».
Conclusion
En conclusion, la démonstration à l’effet que les études postsecondaires en anglais sont étroitement corrélées à la langue de travail, la langue de l’espace public, la préférence de la langue de travail, les habitudes de consommation culturelles, la langue parlée à la maison, la langue de socialisation est très convaincante à mon avis.
Est-ce « une extrapolation » de dire que le surfinancement des universités anglaises au Québec est un des facteurs causant l’anglicisation du Québec (je n’ai jamais dit que cela était le seul facteur)? Non, en ce sens que c’est ce surfinancement même qui permet à un grand nombre de francophones et d’allophones de faire des études en anglais et, ensuite, de travailler en anglais et d’utiliser cette langue de façon disproportionnée dans l’espace public. C’est également ce surfinancement qui rend les études postsecondaires en anglais au Québec plus prestigieuses que celles faites en français (exemple ici).
Manque-t-on de données et d’études pour agir? Il serait bien d’avoir plus d’études, c’est certain. Par exemple, une étude de suivi longitudinal liant la langue des études postsecondaires à la langue parlée à la maison. Ou une étude liant le degré d’exposition à l’anglais à travers tout le parcours scolaire (anglais intensif en 6 ième année du primaire, profil d’immersion anglaise au secondaire, cégep et université en anglais) aux habitudes de consommation culturelle, à la langue parlée à la maison, à la langue de travail, à la langue de socialisation et celle de l’espace public.
Mais à mon avis, le portrait brossé avec les études disponibles est accablant. La langue des études postsecondaires à un grand impact sur la trajectoire de vie. Assurer la complétude institutionnelle du postsecondaire de langue française au Québec aurait vraisemblablement un grand impact sur la vitalité du français. Tout pointe donc vers la nécessité impérieuse d’imposer la loi 101 non seulement au cégep mais à l’ensemble du postsecondaire, ce qui constitue une façon d’assurer la complétude institutionnelle.
Plutôt que de « nuancer », Mme Chouinard tente donc de noyer le poisson. Et ce faisant, elle scie la branche sur laquelle les franco-ontariens sont assis.