L’anglicisation de Laval

La ville de Laval, située au nord de Montréal, est la troisième ville en importance, en termes de taille de la population, au Québec. Laval, de par sa proximité à Montréal, est un lieu où s’établit, depuis au moins une vingtaine d’années, un grand nombre d’immigrants attirés par des logements (autrefois) relativement abordables.

En 2018, j’ai écrit un texte (La westislandisation de Laval) soulignant la chute rapide du poids démographique des francophones à Laval depuis 2001 et la montée concurrente de l’anglais. Ces données, je crois, jetaient une douche froide (et même très froide) sur les affirmations voulant que « le français va bien au Québec », que « nous avons fait beaucoup de progrès », que « le français recule, oui, mais l’anglais aussi », etc. Le déni de la réalité linguistique, qui est une spécialité de notre élite depuis au moins trois décennies, ne peut plus tenir pour peu que l’on se penche sur la dynamique qui règne à Laval. Cette dynamique est celle d’un recul du français, autant comme langue maternelle que comme langue parlée le plus souvent à la maison, recul accompagné d’une hausse de l’anglais, autant comme langue maternelle que comme langue parlée le plus souvent à la maison.

Voici une mise à jour incluant les données du recensement 2021.

Langue maternelle et langue parlée le plus souvent à la maison

Soulignons d’abord qu’en 2021, 31,5% de la population de Laval était d’origine immigrante. Cela constitue presque une personne sur trois. En termes de langue maternelle cependant, 35,5% de la population de Laval avait comme langue maternelle une langue autre que le français ou l’anglais. L’intégration de ce bloc au groupe francophone ou anglophone est donc une question vitale pour l’avenir du français à Laval.

Le tableau 1 fournit la proportion démographique de la population de Laval en fonction de la langue maternelle. En 2021, la proportion des francophones à Laval était descendue à 54,8% de la population seulement, soit une chute de 19,4 points en vingt ans. Pendant ce temps, les anglophones gagnaient trois points. Recul du français, avancée de l’anglais.

Tableau 1 : Poids démographique relatif des francophones, anglophones et allophones (langue maternelle) à Laval 2001-2021.

AnnéeFrançais (%)Anglais (%)Tierce (%)
200174,26,719,0
201162,28,029,8
201658,68,433,0
202154,89,735,5

La figure 1 illustre les données du tableau 1 sous forme graphique.

Figure 1 : Poids démographique relatif des francophones et anglophones (langue maternelle) à Laval 2001-2021.

Le tableau 2 fournit les chiffres pour la langue parlée le plus souvent à la maison. En 2021, la proportion des francophones était rendue à 62,1% de la population de Laval seulement, soit une chute de 15,4 points en vingt ans. Pendant ce temps, les anglophones gagnaient 5,6 points, ce qui correspond à un gain relatif impressionnant de 48,7%. Recul du français, avancée de l’anglais.

Tableau 2 : Poids démographique relatif des francophones, anglophones et allophones (langue parlée le plus souvent à la maison) à Laval 2001-2021.

AnnéeFrançais (%)Anglais (%)Tierce (%)
200177,511,511,0
201167,914,617,5
201665,115,419,5
202162,117,120,8

La figure 2 illustre les données du tableau 2 sous forme graphique.

Figure 2: Poids démographique relatif des francophones et anglophones (langue parlée le plus souvent à la maison) à Laval 2001-2021.

On constate aux tableaux 1 et 2 qu’il existe un décalage de 7,3 points entre la proportion du groupe francophone pour ce qui est de la langue maternelle et de la langue parlée le plus souvent à la maison (62,1%-54,8%) et un écart équivalent de 7,4 points pour les anglophones (17,1%-9,7%). En termes relatifs, les anglophones sont parvenus à recruter 76,3% plus de locuteurs à la maison qu’il n’y a d’anglophones langue maternelle tandis que pour les francophones, ce gain relatif n’est que de 13,3%.

En termes absolus, en 2021, il y avait 31 920 personnes de plus qui parlaient français à la maison relativement au nombre de francophones langue maternelle et 31 910 personnes de plus qui parlaient anglais à la maison relativement au nombre d’anglophones langue maternelle.

Bilan? Le groupe anglophone, même s’il est presque six fois moins important, relativement, que le groupe francophone, parvient à attirer la moitié des locuteurs qui effectuent un transfert linguistique à Laval! Dans cette ville autrefois aussi française que Québec le rapport de force entre l’anglais et le français est donc d’un facteur six… en faveur de l’anglais.

Langue de travail

Selon certains, il ne faudrait pas se soucier des variables « langue maternelle » et « langue parlée à la maison », qui relèveraient de la « sphère privée » car seule compterait la « langue d’usage publique ».

La langue de travail, selon l’OQLF, est une composante de cette langue d’usage publique. Voyons donc ce qu’il en est au travail. En 2021, 76,0% de la population de Laval travaillait « le plus souvent » en français tandis que 22,7% travaillait « le plus souvent » en anglais (les langues de travail tierces représentant seulement 1,3% du poids total). Les anglophones parviennent à imposer leur langue au travail dans une proportion 2,3 fois plus grande que la taille relative de leur groupe selon la langue maternelle. Pour les francophones, ce même ratio est de 1,4 seulement.

Et pour arriver à cette proportion de 22,7% de la population travaillant en anglais, on peut estimer, au premier ordre, que presque tous ceux qui parlent anglais à la maison (17,1%) travaillent en anglais et que les anglophones arrivent également à faire travailler en anglais environ 27% des allophones (plus d’un sur quatre) présents à Laval (langue parlée le plus souvent à la maison).

Conclusion

Depuis une vingtaine d’années la chute du français et la montée de l’anglais à Laval est spectaculaire. Certains nous enjoignent cependant d’ignorer ce que nous apprend cette dynamique linguistique et ce qu’elle signifie pour l’avenir du Québec.

Jean-Pierre Corbeil, par exemple, le seul chercheur interrogé dans un long article publié dans le Devoir en mai dernier (gracieuseté de Sarah R. Champagne, qui se distingue par ses articles qui sont en réalité de virulentes chroniques militantes), affirme qu’il faudrait détourner le regard de la « sphère privée » et que les indicateurs reliés à celle-ci ne seraient « pas les bons ». Ainsi, selon M. Corbeil, la commission Laurendeau-Dunton, qui a duré dix ans et mobilisé des milliers de chercheurs au Canada dans les années soixante, commission qui a recommandé l’ajout d’une question sur la langue parlée à la maison au recensement de 1971, se serait fourvoyé. Éclairant.

Ce même M. Corbeil admettait, dans un article datant de 2012, que si le français reculait bien à Laval, l’anglais reculait aussi et il prophétisait que c’est une tendance qui « allait se maintenir ». Comme on peut le constater aujourd’hui, M. Corbeil avait tout faux en 2012 et, au lieu d’admettre son erreur aujourd’hui, il nous enjoint maintenant à simplement détourner le regard.

A la limite, un tel argumentaire binaire rejetant la « sphère privée » pouvait tenir tant et aussi longtemps que le français et l’anglais reculaient conjointement dans cette même sphère. Mais à Laval, cela n’est plus le cas depuis au moins 15 ans. Dans un contexte où seul le français recule maintenant dans la « sphère privée » tandis que l’anglais avance, cette binarité argumentative revient à prôner un aveuglement volontaire. Et permet de constater que les indicateurs secondaires recommandés depuis longtemps par M. Corbeil sur de multiples tribunes (la langue parlée « régulièrement » au travail ou la connaissance des langues, par exemple), censés nous éclairer, obscurcissent plutôt le portrait de la situation réelle. Ces indicateurs secondaires, perclus de problèmes méthodologiques, sont justement « secondaires » et n’éclairent pas l’avenir.

Laval est le laboratoire du Québec de demain et la préfiguration de ce qui nous attend collectivement (à court terme!) si nous continuons à repousser collectivement les mesures structurantes que la situation linguistique –catastrophique- appelle et justifie.