Dans son éditorial du 6 janvier 2024, intitulé « Pour l’amour du français », Brian Myles commet un texte qui étonne venant du directeur du Devoir.
S’il débute de façon convenue en affirmant que « La question n’est pas de savoir s’il faut protéger le français au Québec et au Canada […] », il gâche aussitôt l’effet en écrivant « […] mais plutôt de savoir comment y parvenir dans le respect des droits des minorités ». Les minorités? Les anglophones constituent-ils réellement une « minorité » dans l’esprit de M. Myles?
D’emblée, la table est mise : la majorité francophone est soupçonnée d’être oppressante et la « minorité » anglophone, amalgamée aux autres minorités, serait « opprimée ». Voilà une ligne qui aurait certes sa place dans n’importe quel texte émanant de The Gazette et de Cult MTL, mais dans le Devoir?
Examinons son texte d’abord sur le plan des faits, et ensuite sur celui de l’argumentation.
Les faits
Il est absolument faux de prétendre, comme le fait M. Myles, que les « pessimistes » s’accrocheraient à l’indicateur « langue maternelle » comme l’alpha et l’oméga de tous les indicateurs linguistiques. Cela est une caricature.
L’indicateur langue maternelle, comme l’écrit justement le démographe Marc Termote, représente la dynamique passée, tandis que la langue parlée le plus souvent à la maison, qui sera la langue transmise aux enfants en tant que langue maternelle, représente celle du présent et de l’avenir. Ces deux indicateurs fondamentaux fournissent des informations complémentaires, certes, mais sont croisés avec d’autres indicateurs (tels que la langue de travail, la dynamique d’inscription dans les cégeps et universités, etc.) pour brosser un portrait d’ensemble de la dynamique linguistique.
Ce qui ressort de façon éclatante des données du recensement de 2021, c’est que TOUS les indicateurs issus du recensement canadien (langue maternelle, langue parlée à la maison, langue de travail, connaissance, etc.) reculent pour le français à la grandeur du Canada. Toutes les données convergent dans une seule direction : un recul du français et une avancée de l’anglais au Québec comme partout au Canada (voir ce billet de blogue détaillant les résultats du recensement de 2021).
M. Myles prétend que la connaissance du français au Québec serait « stable » à 93,7%. Faux. La connaissance du français a reculé au dernier recensement (de 94,5% à 93,7%), ce qui n’était pas arrivé depuis au moins trente ans. Alors que la connaissance de l’anglais au Québec poursuit sa hausse pour atteindre 51,7% en 2021, la connaissance du français par les anglophones a baissé fortement entre 2016 et 2021, soit de 1,7 point. Ce niveau de connaissance est rendu à 67,1%, ce qui signifie que quasiment un anglophone sur trois ne connait pas le français au Québec! Comme la connaissance du français chez les francophones est présumée être universelle, et que ceux-ci constituent la grande majorité de la population du Québec (79,1% selon la langue parlée à la maison), ce 93,7% dont on nous rabat les oreilles est un chiffre artificiellement gonflé par le fait que ce qu’il indique, largement, est que les francophones parlent français!
Charles Castonguay a démonté l’utilisation malhonnête de cet indicateur de connaissance par Michel C. Auger dans son livre 25 mythes à déboulonner en politique québécoise dans ce texte. Brian Myles suit ici les traces de Michel C. Auger. Le chiffre pertinent, à mon avis, si l’on veut s’en tenir à la « connaissance », est celui de la connaissance du français par les anglophones. Qui recule. Ou de l’anglais par les francophones. Qui avance sans cesse.
M. Myles, en agitant le grelot de la « connaissance » reprend aussi, mot à mot et dans son intégralité, la ligne argumentaire d’André Pratte dans sa « réfutation » à mon texte « L’anglicisation de Laval ». M. Pratte prétendait aussi que la connaissance du français à Laval était « stable ». Or, l’indicateur de connaissance du français à Laval recule depuis vingt ans (texte ici). M. Myles tombe dans le même panneau que M. Pratte.
Et surtout, il faut souligner que la connaissance d’une langue n’équivaut pas nécessairement à son usage (voir ici). Pour apprécier correctement la dynamique linguistique, c’est le portrait de l’usage qui importe. M. Myles ne peut ignorer, en tant que directeur du Devoir, un fait aussi fondamental.
La forme.
M. Myles écrit que « Les pessimistes entrevoient le déclin du français comme langue maternelle tel un signe précurseur d’une inéluctable « louisianisation » du Québec ». Passons sur la fixation sur la langue maternelle qui relève de la caricature et notons l’utilisation du vocable « pessimiste » qui induit en erreur en faisant croire que l’appréciation de la situation linguistique serait une simple question de tempérament.
Mais celle-ci n’est pas une question de voir le verre « à moitié plein » ou « à moitié vide ». Il s’agit plutôt de déterminer si la place occupée par le français au Québec, relativement à l’anglais, augmente, reste stable ou diminue. C’est l’anglais qui menace le français au Québec (comme partout au Canada) et non les langues (non officielles) des minorités.
Néanmoins, cette dichotomie simpliste entre pessimistes et non pessimistes permet de créer ex nihilo deux camps opposés, ce qui permet à M. Myles de se placer en surplomb au-dessus de la mêlée. Voilà qui est commode. Le sophisme du faux dilemme entre les « néoconservateurs » passéistes souhaitant un repli sur un Canada français et ceux qui auraient une pensée « pluraliste » et « ouverts au métissage et à la diversité » permet également de nous faire comprendre, tel un petit catéchisme, à quel camp il faudrait appartenir.
M. Myles écrit que « Après tout, c’est dans l’espace public, plutôt que dans la sphère privée du foyer, qu’une politique linguistique produit l’effet recherché ». L’affirmation selon laquelle il faudrait détourner son regard de la sphère privée est une forme de restriction mentale, une invitation à tronquer la réalité afin d’arriver plus facilement aux conclusions souhaitées par certains. Cette affirmation est une pure invention et n’a aucun lien avec les objectifs de la Charte de la langue française. Il est spécifié dans le Livre blanc, par exemple, que la Charte a été conçue afin « d’orienter les options linguistiques des immigrants », ce qui signifie qu’elle a pour but ultimement de faire en sorte qu’ils deviennent des francophones plutôt que des anglophones par suite d’une substitution linguistique (qui est quasi inéluctable au Canada après deux générations).
Cette opposition entre sphère privée et sphère publique relève aussi d’une tentative d’enfumage. Pourquoi? Parce que l’indicateur de « français langue publique » n’est pas un indicateur issu du recensement, n’est pas l’objet d’un suivi régulier, est sujet à des changements de méthodologies et peut donc difficilement servir d’indicateur de suivi longitudinal. La dernière publication de l’OQLF à ce sujet date de 2016 et le suivi longitudinal contenait… deux points seulement, un en 2007 et l’autre en 2016. Marc Termote fait une critique éclairante de l’indicateur langue d’usage publique ici (p.21). Bref, non seulement cet indicateur n’est pas fiable, mais on peut affirmer qu’il n’existe pas vraiment. Voilà qui est encore bien commode.
C’est la Commission Laurendeau-Dunton, une commission fédérale qui a duré dix ans et mobilisé des milliers de chercheurs au Canada dans les années soixante, qui a recommandé l’ajout d’une question sur la langue parlée à la maison au recensement de 1971 afin d’obtenir un éclairage sur l’assimilation courante des francophones au Canada. La commission Laurendeau-Dunton se serait donc fourvoyée?
Finalement, M. Myles, en écrivant « […] nous ne pourrons blâmer l’Université McGill, ou les Québécois de la minorité anglophone, si nous ne parvenons pas à entretenir et à raviver la fierté commune d’appartenir à une langue et à une culture inclusives » (voici l’aveu selon lequel les anglophones seraient une « minorité »!), en appelle indirectement au renouveau des campagnes du « bon parler français » pour éviter de dénoncer la surcomplétude institutionnelle anglophone qui assure l’essor et la vitalité éclatante de l’anglais à Montréal (et le recul du français).
Nous aurons beau être aussi « fiers » que nous voulons, cela ne compensera jamais les milliards investis par Québec et Ottawa pour assurer la domination de l’anglais dans le système d’enseignement supérieur (ou en santé, ou dans les grandes entreprises, etc.) à Montréal. M. Myles en appelle ici, de façon risible, au triomphe de la volonté sur les faits objectifs, une stratégie longtemps utilisée au Canada français pour dépolitiser la question linguistique et détourner le regard du fondement politique et économique de notre infériorité linguistique. Le dispositif institutionnel collectif écrase la volonté individuelle. La reprise en main de la Révolution tranquille émanait de la prise de conscience de cette réalité.
Avec cet éditorial, on comprend enfin pourquoi le Devoir a été incapable de prendre position clairement en faveur d’une mesure aussi évidente, aussi urgente que l’imposition de la loi 101 au cégep. Une mesure réclamée par une majorité de citoyens, incluant une majorité des professeurs au collégial.
En résumé, M. Myles propose donc, sur la question linguistique, un retour aux bonnes vieilles stratégies inefficaces et inoffensives (pour le régime canadien) d’avant la Révolution tranquille, un retour au Canada français donc.
Et si le « passéiste », c’était lui?