Immigration: La question du nombre est fondamentale

A écouter certains commentateurs, dans l’actuel débat portant sur l’immigration, la question du volume d’immigrants reçus annuellement serait tout à fait accessoire, il suffirait de faire preuve de volontarisme, de « franciser », d’investir les budgets nécessaires, et le tour serait joué. Discuter des seuils serait odieux, suspect, voire nauséabond.

Cette vision des choses est marquée fortement au coin de la pensée magique et de l’irréalisme. Si les investissements en francisation sont une bonne chose, ne nous méprenons pas, ils ne sont pas suffisants afin de garantir l’intégration.

Car la démolinguistique a fermement établi que la concentration spatiale des locuteurs d’une langue influe sur sa vitalité et donc, sur son avenir démographique. L’on sait par les données de recensement, par exemple, que la connaissance de l’anglais ou du français par les allophones au Canada est fortement influencée par la concentration spatiale des locuteurs de chaque langue.

Ainsi, alors que pour l’anglais, une faible concentration d’anglophones (20%) suffit à rendre sa connaissance quasi universelle chez les allophones, ce n’est pas vrai pour le français qui a besoin d’une très forte concentration de francophones (80%) pour arriver au même résultat (voir les figures 7.3 et 7.4). Ceci est une illustration de la disproportion énorme des rapports de force entre l’anglais et le français au Canada.

Au Québec, le rapport de force entre l’anglais et le français, si on le calcule à partir des ratios des transferts linguistiques des allophones, est de dix pour un en faveur de l’anglais.

Cela découle du statut de province canadienne du Québec, province soumise à la Loi sur les langues officielle fédérale où le français est une langue sur deux. Au Canada, l’usage de l’anglais est imposé presque partout au travail, à l’école, dans les universités, dans les relations entre les citoyens et les divers ordres de gouvernement, etc. D’où sa force.

Le débat sur l’intégration des immigrants illustre une fois de plus à quel point la notion « d’usage » d’une langue est importante. Car une langue s’impose par l’usage et non par la simple connaissance.

Pour imposer l’usage, une fréquence élevée d’interactions est nécessaire. Ceci exige une certaine concentration spatiale de locuteurs, ce qui force un nouvel arrivant à faire usage de cette langue au quotidien. C’est l’usage qui permet d’imposer la connaissance et non l’inverse. Et c’est l’usage du français qui permet d’orienter les transferts linguistiques des allophones vers le français. Si la connaissance du français peut prédisposer à cela, elle est loin d’être suffisante. Ainsi, un allophone connaissant le français va finir par s’intégrer au groupe anglophone si son usage de l’anglais est dominant (au travail, au cégep ou à l’université par exemple).

Pour contrecarrer le bilinguisme compétitif qui est au cœur de la Loi sur les langues officielles et qui est aussi le fait, malgré les dénégations, de la politique linguistique québécoise (voyez par exemple toute la question du financement de l’enseignement supérieur au Québec), un minimum de 80% (voire 90%) de francophones est requis dans une région donnée afin que les transferts linguistiques des allophones se fassent majoritairement vers le français (voir fig. 7.7).

Ce résultat, basé sur les données de recensement, est d’une grande portée.

Il signifie que l’intégration des allophones au groupe francophone se fait de plus en plus difficilement lorsque le poids démographique des francophones chute en dessous de 80% environ dans une région donnée.

Dans le contexte de forte immigration qui est le nôtre, le poids démographique relatif des francophones au Québec est en recul depuis une vingtaine d’années. Entre 2016 et 2021, il a reculé dans 81 des 100 municipalités régionales de comté. A Montréal, les francophones sont minoritaires selon la langue maternelle et le seront aussi bientôt en fonction de la langue d’usage.

Un trop grand volume dans une région donnée, ou bien une baisse de la proportion du poids démographique des francophones en bas de 80-90%, va contrecarrer à l’intégration des allophones au groupe francophone. C’est ce que l’on voit déjà se produire dans toute la grande région de Montréal.

Le volume d’immigration, qui affecte directement le poids démographique relatif des francophones, est donc une des questions centrales du débat sur l’immigration. Pour que l’intégration des allophones se fasse, le volume d’immigration ne devrait pas dépasser la capacité d’intégration dans une région donnée. Cette capacité d’intégration pourrait être définie comme étant le seuil qui permet de maintenir, à terme, un poids démographique relatif de francophones en haut de 80%.

Notre capacité d’intégration actuelle (qui est faible) est intimement liée à la timidité de notre politique linguistique et au refus de mettre en places des mesures « costaudes ».

Pour augmenter notre capacité d’intégration, il faudrait déployer des stratégies pour renforcer l’usage du français (et non pas seulement sa connaissance). Par exemple : refondre la Loi sur les langues officielles pour reconnaitre le Québec comme un état ayant une seule langue officielle (ce qui conditionnerait l’obtention de la citoyenneté par exemple), imposer la loi 101 au cégep et à l’université, limiter l’usage de l’anglais comme langue de travail dans une bonne partie du réseau de la santé à Montréal, etc.

En conclusion, les politiques publiques doivent être conçues à partir de la réalité. Certains commentateurs l’ont manifestement oublié.

Sources des figures : https://espace.inrs.ca/id/eprint/6347/1/Sabourin-P-D-Mai2017.pdf?fbclid=IwAR0H4bRfn_lNa2RZjsTZyZj_KBUclzFj9rK_840yOF554Y6Xj2R0fNOaiWQ