« Nuancer » ou noyer le poisson?

Mme Stéphanie Chouinard, pour qui j’ai beaucoup d’estime, affirme dans un article de Radio-Canada que mon analyse établissant un lien entre le surfinancement des universités anglaises au Québec et l’anglicisation en cours « manque de nuances » parce qu’elle ne tiendrait pas compte de la « langue parlée à la maison » ainsi que de « la langue de socialisation ». Elle affirme que « parce que j’utilise l’anglais au travail, dit-elle, ça ne veut pas dire que je l’utilise dans les commerces, que j’achète ma pinte de lait en anglais parce que j’ai étudié en anglais ». Selon elle, nous (Nicolas Bourdon et moi) « extrapolons les données de Statistique Canada » et que cette thèse de l’anglicisation par les études postsecondaires serait « forte en café ». Elle se range donc plus ou moins, les gros mots en moins, du côté du député libéral Francis Drouin.

Est-ce que Mme Chouinard, une ardente défenderesse des francophones hors Québec et partisane d’universités « par et pour les francophones » est réellement en train de nous dire que la langue des études postsecondaires n’est pas vraiment importante? Si oui, il s’agit d’un foudroyant recul pour les franco-ontariens qui se battent depuis des décennies pour obtenir des universités de langue française et pour en avoir le contrôle.

Radio-Canada ayant malencontreusement oublié de me contacter pour obtenir ma réaction face à ces propos afin d’offrir aux lecteurs un sain contrepoids démontrant un souci de l’équilibre journalistique, j’ai décidé de compiler ici les études qui étayent cette thèse et cette affirmation, dans un format qui permet une exposition plus détaillée que celle que permet une courte présentation de cinq minutes en comité. Voici donc.

Statistique Canada

Statistique Canada a réalisé une étude intitulée « La langue de travail des diplômés d’établissements postsecondaires de langue française, de langue anglaise ou bilingues » en 2022, étude qui établit un lien fort entre le fait d’avoir étudié en anglais au postsecondaire (au Québec et hors Québec) et l’utilisation de l’anglais comme langue prédominante de travail (voir graphique 1)[1]. Le lien existe pour les cégeps et les universités, bilingues ou de langue anglaise, dans divers domaines d’études et en fonction de la région.


[1] Je suis l’ordre des figures dans les études et non l’ordre croissant ici.

La figure 1 fait ressortir le fait qu’avoir étudié en anglais plutôt qu’en français au postsecondaire augmente la probabilité de travailler en anglais d’un facteur 5,75 pour les francophones (langue maternelle), de 2,5 pour les anglophones, de 6,6 pour les allophones et d’un facteur 12 globalement.

Le tableau 3 de cette étude est particulièrement intéressant. L’auteur a effectué des régressions logistiques et des rapports de cotes (ou de probabilité) entre certaines caractéristiques des cohortes étudiées et l’utilisation de l’anglais au travail. Ce qui est le plus fortement associé à la probabilité de travailler en anglais est la langue d’enseignement de l’établissement postsecondaire fréquenté (ligne 2 du tableau 3) où des rapports de cotes de 4,14, 4,81 et 7,00, toutes statistiquement significatives, ressortent assez spectaculairement du tableau. Le lien tient également hors Québec et les rapports de cotes sont assez similaires (tableaux 5 et 6, non montrés).

Le lien entre la langue d’étude au postsecondaire et la probabilité de travailler en anglais est indubitable et il est fort. Pour fins de comparaison, les rapports de cotes obtenus ici sont similaires à ceux qui ont été mis en évidence entre la probabilité d’avoir une maladie cardiaque et le fait de souffrir de diabète de type 2, lien que personne ne songe à remettre en question.

Les conclusions de cette étude de Statistique Canada sont les suivantes. Pour le Québec d’abord: « La présente étude montre qu’en plus du lieu de travail, du lieu où ont été faites les études et du type d’établissement fréquenté, la langue d’enseignement de l’établissement postsecondaire où a été obtenu le dernier diplôme est effectivement associée à l’utilisation prédominante de l’anglais au travail, comme le laissent entendre les études précédentes sur le sujet ».

Et hors Québec : « À l’extérieur du Québec, les communautés francophones en situation minoritaire souhaitent réaffirmer le rôle des établissements de langue française ou bilingue à la fin du continuum en éducation de langue française, alors que l’avenir de certains de ces établissements est remis en question en raison de difficultés financières. Les résultats montrent qu’il existe un lien entre la langue d’enseignement et l’utilisation du français au travail. Plus précisément, la proportion de diplômés de langue maternelle française qui travaillaient principalement en français était plus de trois fois plus élevée lorsque leur dernier diplôme provenait d’un établissement de langue française (48 %) que lorsqu’il provenait d’un établissement de langue anglaise (14 %) ».

L’auteur prend cependant soin de préciser : « L’adoption du français ou de l’anglais comme langue prédominante à la maison après avoir fréquenté un établissement postsecondaire revêt un intérêt particulier24, entre autres en qui a trait à ses conséquences sur la transmission intergénérationnelle des langues. Or, travailler dans une langue ne signifie pas nécessairement que cette langue sera parlée à la maison ». J’accorde à Mme Chouinard le fait que cette étude est faite en fonction de la langue maternelle et non en fonction de la langue parlée le plus souvent à la maison. Continuons donc à creuser.

L’Office québécois de la langue française (OQLF)

L’OQLF a rempilé sur Statistique Canada et a effectué dernièrement plusieurs études établissant des liens entre la langue d’enseignement au postsecondaire, la langue de travail et la langue utilisée dans l’espace public.

Dans « Langue des pratiques culturelles et de la scolarisation » on découvre que la langue d’enseignement (l’anglais!) est le facteur le plus important (à 42,4% suivi du « prestige » à 27,8%) pour les personnes de 18 à 34 ans qui ont choisi de faire leurs études postsecondaires en anglais au Québec (p.13). Les études postsecondaires faites en anglais au Québec jouissent d’un plus grand prestige que celles faites en français. Voilà qui met la table.

Une autre étude de l’OQLF « Langue du travail » a démontré le lien entre la langue de travail et la langue des études postsecondaires en fonction de la langue parlée le plus souvent à la maison (tableau L).

On constate au tableau L que le fait d’avoir fait ses études en anglais est associé à une augmentation d’un facteur 4,1, 1,7 et 4,0 de la probabilité de travailler en anglais pour les francophones, anglophones et allophones. Même les bilingues, ceux qui parlent à la fois français et anglais à la maison, ont une très nette tendance (facteur 2,7) à basculer à l’anglais au travail s’ils ont fait leurs études postsecondaires en anglais.

Un autre tableau (Q, page 43, non montré) croise la langue de travail avec la langue utilisée dans l’espace public et démontre qu’il existe une étroite corrélation entre les deux :  le fait de travailler en anglais multiplie par un facteur 15 la probabilité d’utiliser l’anglais dans les commerces de proximité pour les francophones par exemple. Mine de rien, avec ce facteur 15, on se rapproche du rapport de cote entre le tabagisme et le cancer du poumon.

Il est donc faux d’affirmer comme semble le faire Mme Chouinard qu’il n’y a pas de lien entre la langue des études postsecondaires et la langue de travail ou entre la langue de travail et la langue utilisée dans l’espace public; toutes ces variables sont étroitement corrélées. Par ailleurs, dans l’étude « Langue des pratiques culturelles et de la scolarisation » l’OQLF a posé la question suivante : « quelle langue préférez-vous utiliser au travail et dans l’espace public? » et nous a donné les réponses en fonction de la langue d’enseignement au postsecondaire. Les résultats sont rapportés au tableau G ci-dessous.

Les francophones de 18 à 34 ans préfèrent utiliser le français dans les commerces de proximité à 78,8% s’ils ont fait leurs études postsecondaires en français au Québec mais ce chiffre tombe à seulement 16,0% s’ils ont fait leurs études en anglais (une chute de 62,8 points!) tandis que leur préférence pour l’anglais passe de 1,2% à 28,7% (un facteur de 24!).

La question de la préférence de la personne est extrêmement intéressante. Les réponses pointent vers un basculement de l’univers culturel de référence si la personne a fait ses études postsecondaires en anglais. L’impact macroscopique est immense et indéniable.

Quelle langue parleront à la maison ceux qui préfèrent travailler ou acheter leur pinte de lait en anglais? Évidemment, le passage à l’anglais comme langue parlée à la maison ne sera pas automatique et dépendra de plusieurs facteurs, mais il y a fort à parier que la tendance sera la même que celle qui s’articule entre la langue de l’espace publique et la langue de travail. La raison en est que les gens n’ont pas une langue privée et une langue publique complètement disjointe; la plupart du temps il y a une concordance entre la langue privée et la langue publique, du moins pour les francophones et les anglophones au Québec.

L’OQLF a démontré cette corrélation entre la langue parlée à la maison et la langue de travail et celle de l’espace public. Par exemple, dans l’étude « Langue publique au Québec en 2016 » (figure 4) et la conclusion était la suivante : « Dans l’ensemble du Québec, en 2016, les francophones et les anglophones ont tendance à utiliser le plus souvent leur langue respective à l’extérieur de la maison. En effet, 90,2 % des francophones utilisent le plus souvent le français à l’extérieur de la maison et 57,4 % des anglophones y utilisent le plus souvent l’anglais ».

Une étude effectuée par Jean-Pierre Corbeil et René Houle (de Statistique Canada mais pour le compte de l’OQLF), « Trajectoires linguistiques et langue d’usage public chez les allophones de la région métropolitaine de Montréal » avait aussi conclu au lien fort (inverse) entre l’utilisation du français dans l’espace public et les études postsecondaires en anglais (p.137, Annexe 9).

IRFA

Une étude commandée à la défunte IRFA par la CSQ avait pour la première fois, en 2010, soulevé le voile entre les études postsecondaires en anglais (au cégep dans ce cas) et un ensemble de variables.

Cette étude prouvait qu’il existait un lien étroit entre la langue des études et la langue d’usage privé. Les données indiquent que les francophones, anglophones et allophones inscrits au cégep anglais utilisent moins le français comme langue parlée le plus souvent à la maison (figure 5 : chute de 26, 46 et 30,7 points).

La corrélation entre la langue parlée le plus souvent à la maison et la langue des études collégiales est particulièrement forte pour les allophones (figure 5); ceux inscrits au cégep anglais ne parlent presque pas français à la maison (4,4% seulement).

Finalement, la figure 6 démontre que la langue des études postsecondaires affecte profondément la langue de socialisation, donc la langue parlée avec les amis.

Le rapport concluait : « Les francophones du cégep anglais sont nettement moins nombreux à parler le plus souvent français avec leurs amis (51,7 %) qu’à la maison (72,9 %). Chez les anglophones et les allophones du cégep anglais, la très grande majorité fréquentent des cercles d’amis de langue anglaise. Le contraire est vrai au cégep français, où une majorité d’étudiants parlent le français avec leurs amis, peu importe leur langue maternelle. Selon notre enquête (données non présentées), les langues non-officielles sont peu utilisées avec les amis (moins de 10 % des cas, peu importe la langue d’enseignement du cégep), signe que le français ou l’anglais s’impose comme langue commune entre les jeunes de langues maternelles diverses ».

Conclusion

En conclusion, la démonstration à l’effet que les études postsecondaires en anglais sont étroitement corrélées à la langue de travail, la langue de l’espace public, la préférence de la langue de travail, les habitudes de consommation culturelles, la langue parlée à la maison, la langue de socialisation est très convaincante à mon avis.

Est-ce « une extrapolation » de dire que le surfinancement des universités anglaises au Québec est un des facteurs causant l’anglicisation du Québec (je n’ai jamais dit que cela était le seul facteur)? Non, en ce sens que c’est ce surfinancement même qui permet à un grand nombre de francophones et d’allophones de faire des études en anglais et, ensuite, de travailler en anglais et d’utiliser cette langue de façon disproportionnée dans l’espace public. C’est également ce surfinancement qui rend les études postsecondaires en anglais au Québec plus prestigieuses que celles faites en français (exemple ici).

Manque-t-on de données et d’études pour agir? Il serait bien d’avoir plus d’études, c’est certain. Par exemple, une étude de suivi longitudinal liant la langue des études postsecondaires à la langue parlée à la maison. Ou une étude liant le degré d’exposition à l’anglais à travers tout le parcours scolaire (anglais intensif en 6 ième année du primaire, profil d’immersion anglaise au secondaire, cégep et université en anglais) aux habitudes de consommation culturelle, à la langue parlée à la maison, à la langue de travail, à la langue de socialisation et celle de l’espace public.

Mais à mon avis, le portrait brossé avec les études disponibles est accablant. La langue des études postsecondaires à un grand impact sur la trajectoire de vie. Assurer la complétude institutionnelle du postsecondaire de langue française au Québec aurait vraisemblablement un grand impact sur la vitalité du français. Tout pointe donc vers la nécessité impérieuse d’imposer la loi 101 non seulement au cégep mais à l’ensemble du postsecondaire, ce qui constitue une façon d’assurer la complétude institutionnelle.

Plutôt que de « nuancer », Mme Chouinard tente donc de noyer le poisson. Et ce faisant, elle scie la branche sur laquelle les franco-ontariens sont assis.

La présentation « pleine de marde » au Comité permanent sur les langues officielles

Voici le support visuel de ma présentation du Comité permanent des langues officielles du lundi 6 mai 2024 à Ottawa. J’ai pris soin, à l’oral, de spécifier que si le surfinancement fédéral n’était qu’un des facteurs impliqué dans la mécanique du recul du français via les universités anglaises (Québec, le privé, la politique d’immigration étant également responsables, etc), c’était tout de même un facteur important étant donné les sommes en jeu (des centaines de millions de dollars par année).

#PleindeMardeGate

Lors de mon témoignage au Comité permanent des langues officielles à Ottawa le 6 mai 2024, j’ai eu le bonheur dubitatif de me faire traiter de « plein de marde » et « d’extrémiste » par un député libéral. Ce qui a déclenché l’ire du député est ma mise à nu de l’hypocrisie fédérale qui s’appuie sur le concept frauduleux de « double majorité » (une majorité anglophone hors Québec et une majorité francophone au Québec), tirée de la Loi sur les langues officielles, afin de favoriser de façon outrancière les universités anglaises au Québec, ce qui contribue directement au recul du français au Québec. Voici une série d’articles couvrant l’affaire:

https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2024-05-08/temoins-traites-de-pleins-de-marde/les-propos-de-francis-drouin-continuent-a-faire-reagir.php

https://www.journaldemontreal.com/2024/05/10/francis-drouin-a-raison-cest-pas-mal-extremiste#cxrecs_s

https://www.ledevoir.com/opinion/idees/812717/idees-preuve-insulte

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/812718/chronique-ignorance-linguistique-crasse

https://www.journaldemontreal.com/2024/05/08/les-pleins-de-m

https://www-nocache.tvanouvelles.ca/2024/05/07/comite-sur-les-langues-officielles-scusez-moi-la-mais-vous-etes-un-plein-dm-lance-un-liberal-en-comite

https://www.ledevoir.com/opinion/idees/812720/idees-je-suis-bilingue-donc-tout-va-bien

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2070719/depute-drouin-comite-langues-officiells-temoins

Entrevue avec Mathieu Bock-Côté à QUB:

L’OQLF en décalage

Le vendredi 12 avril, soit huit jours exactement après la publication d’une étude clamant que « l’usage du français dans l’espace public est stable », l’OQLF a émis, chose rare, un communiqué de rectification (ici). Étrange communiqué s’il en est.

Dans celui-ci, l’Office affirme que la pondération du sondage a bien été faite à partir des données du recensement de 2021 alors qu’elle avait répondue à Jean-François Lisée quelques jours auparavant que c’étaient les données 2016 qui avaient été utilisées pour faire cela. Étant donné que le poids démographique relatif des francophones (langue maternelle) a reculé de 1,7 point entre 2016-2021 (un recul sans précédent depuis 1871), cette surpondération des francophones avec les données de 2016 n’aurait pas permis de conclure à une « stabilité » de l’usage du français.

Cette séquence permet de constater que la confusion sur les détails méthodologiques règne à l’interne à l’Office. Ces « détails » constituent pourtant le cœur de la mission de l’Office et fondent sa crédibilité. On aurait envie de savoir si, pour cette étude qui vient d’être publiée, de l’expertise interne est encore disponible à l’Office ou si c’est le sous-traitant privé (SEGMA recherche) qui a effectué le travail et l’Office se serait contenté de publier les résultats?

L’Office écrit dans ce communiqué, et c’est notable, qu’elle « diffuse des données sur les langues utilisées dans l’espace public depuis 2007 dans le cadre de son mandat ». Notons le vocabulaire employé; elle « diffuse » des données. L’Office aurait pu écrire qu’elle « produisait » des données et des analyses, mais a choisi un d’employer un verbe qui implique un rôle passif. Détail sans doute, mais détail peut-être révélateur d’un certain état d’esprit. La question se pose sur le niveau de l’expertise interne disponible aujourd’hui à l’Office; la situation y est-elle similaire à celle qui règne, disons, en informatique au gouvernement?

De plus, l’indication de l’année 2007 est une façon oblique, sans doute, d’écarter la critique voulant qu’elle ait ignoré l’étude de Paul Béland sur la langue de l’espace public réalisée en 1997. La prise en compte de cette étude aurait inversé la conclusion de l’Office, qui aurait alors été forcée d’écrire qu’il y avait un « déclin du français comme langue de l’espace public ». Cette étude de Béland a été effectuée non pour le compte de l’Office, c’est vrai, mais pour celui du Conseil de la langue française. Cela relève cependant du détail administratif alors que l’Office spécifie avoir inclus les données d’une étude du Conseil de 2010 et prend également soin d’écrire que le questionnaire utilisé pour le sondage de 2022 « a été conçu à partir de ceux d’études antérieures menées par l’Office (en 2016) et par le Conseil supérieur de la langue française (en 2010 et en 1997) » (p.42). L’exclusion des données de 1997, pourtant prises en compte lors de la mise sur pied du questionnaire de l’étude, est donc étrange.

Et c’est tout pour cette « rectification ». On n’y trouve aucune explication sur les taux excessivement élevés de non réponse et leur effet potentiel sur les biais du sondage, aucune explication sur le déclin massif de l’anglais enregistré pour le sondage de 2022, aucune explication sur la prise en compte ou non des immigrants temporaires (qui ont pourtant rajouté 2% de non-connaissant-le-français à la population dans les dernières années!), aucune explication de l’incohérence entre ce résultat et le reste de l’ensemble du portait démographique et linguistique. Tout ce que l’on a comme mea culpa de l’Office est cette phrase laconique : « L’Office est bien conscient du décalage entre le portrait sociodémographique du Québec au moment de la collecte des données réalisée à l’hiver 2022 et celui de 2024 ».

Un « décalage »? C’est le moins qu’on puisse dire.

Youpi, le français langue publique est stable!

L’Office québécois de la langue française (OQLF) vient de frapper fort en publiant une étude qui conclue que non seulement l’usage du français dans l’espace public serait demeuré stable depuis 2007, mais qu’en même temps, l’usage de l’anglais aurait diminué!

Que voilà une excellente nouvelle totalement inespérée!

Cette stabilité du français comme langue d’usage public depuis 2007 est d’autant plus remarquable que, sur la période 2006-2021, la proportion de francophones, langue maternelle, a chuté de 3,3% et celle de francophones, langue parlée le plus souvent à la maison, a reculée de 2,7% au Québec. La proportion de francophones, la seule population qui utilise massivement le français dans l’espace public, est en chute libre mais cela n’affecte pas l’usage du français. Impressionnant.

En même temps, le nombre de ceux qui ne connaissent pas le français au Québec est en augmentation constante. Ainsi, selon le Commissaire à la Langue française, le nombre d’immigrants temporaires est passé de 86 065 en 2016 à 528 034 en 2023. Environ le tiers de ces immigrants ne connaissent pas le français et ils forment actuellement environ 6% de la population du Québec. Depuis 2011, la part de la population qui ne connaît pas le français a augmenté de 52 % et celle de ceux qui travaillent en anglais de 41 %. La connaissance du français chez les anglophones a aussi reculé au recensement 2021, passant de 68,8% à 67,1%, soit une chute de 1,7 point (et la première chute de cet indicateur depuis des décennies).

Quand on met tout ça ensemble, la résistance du français comme langue d’usage public, alors que l’on assiste à un effondrement de la proportion de francophones et à l’augmentation de la non connaissance du français et de l’unilinguisme anglais au Québec, est absolument remarquable. De 2016 à 2022, l’usage public du français aurait même augmenté de 0,3% selon le sondage de l’OQLF, durant une période pourtant marquée par l’explosion du nombre de non locuteurs de français.

Encore plus frappant dans ce sondage est la diminution de l’usage de l’anglais comme langue public de 2016 à 2022, usage qui est passé de 11,4% à 8,2%, soit un déclin massif de 3,2 points. Celui-ci avait pourtant augmenté de 1,4 point de 2007 à 2011. La proportion d’anglophones a pourtant augmenté de 2006 à 2021 selon les données de recensement, passant de 8,2% à 8,8% (langue maternelle) et de 10,6% à 10,7% (langue parlée le plus souvent à la maison). Alors que les anglophones sont très peu nombreux à utiliser le français comme langue publique, l’augmentation de la proportion d’anglophones dans la population est corrélée à une diminution de l’anglais comme langue publique. Formidable!

Trêve de plaisanteries.

En général, si c’est trop beau pour être vrai… c’est que ce n’est pas vrai. Fin du rêve éveillé.

Alors que tous les indicateurs linguistiques pour le français sont en recul et que l’anglais au Québec est pétant de santé, ce sondage vient fournir une donnée aberrante à un portrait qui est autrement cohérent. En science, en l’absence de données supplémentaires qui vont dans le même sens, un point discordant sur une courbe sera interprété plus souvent qu’autrement comme une erreur de mesure. Il y a tout lieu de croire que c’est le cas avec ce sondage. Sur Facebook, le démographe Guillaume Marois s’est d’ailleurs livré à une critique de sa méthodologie (ici) en soulignant que le taux de non réponse pour le sondage de 2016 était de 54% et qu’il atteignait 77% pour celui de 2022 (ici).

Ces taux de non réponse extrêmement élevés sont susceptibles d’induire un biais dans l’échantillon, qui n’est alors plus aléatoire. Il est fort probable que, dans ces sondages de l’OQLF, le taux de non réponse pour les allophones et les anglophones soit beaucoup plus élevé que pour les francophones. Tout ceci n’est pas considéré dans la petite section traitant de méthodologie de l’étude, qui est d’ailleurs fort mince. Le sondage a d’ailleurs été sous-traité à une firme privée.

Notons que plusieurs revues (comme le Journal of the American Medical Association) obligent à caractériser les non répondeurs afin d’évaluer les biais potentiels d’un sondage dès que le taux de non réponse dépasse un certain seuil variant entre 20 et 40%. L’absence de ce type de précaution méthodologique élémentaire est suffisante pour faire rejeter d’emblée un article. Le sondage de l’OQLF n’aurait donc jamais pu être publié dans une revue avec révision par les pairs.

Sur X, le ministre de la Langue française, en partageant l’étude de l’OQLF, a attribué la « stabilité » de l’usage du français aux « politiques favorisant l’utilisation du français », référant sans doute à celles mises en place avec la loi 96. La loi 96 a cependant été adoptée seulement en juin 2022 et plusieurs de ses articles ne sont même pas encore en application. Est-ce le débat entourant la loi 96, qui faisait rage à l’époque de la collecte de données du sondage (mars et mai 2022), qui a fait raccrocher de nombreux anglophones face à un sondage commandité par l’OLQF? Ceci aurait pu causer le biais dans les données qui transparait dans la chute remarquable de l’usage de l’anglais entre 2016 et 2022. Voilà qui serait logique.

L’OQLF aurait aussi pu remonter jusqu’à 1997 et non 2007 dans son suivi longitudinal de la langue d’usage public et inclure la première étude réalisée par Paul Béland pour le Conseil de la langue française. Cette étude avait trouvé que le français était utilisé alors globalement 85% du temps au Québec, l’anglais 11% et l’anglais et le français seulement 3% du temps. Mais au lieu de conclure à une « stabilité » de l’usage du français, l’OQLF aurait été alors forcé d’écrire qu’il y avait, depuis 1997, un déclin de l’usage du français globalement au Québec et que ce déclin était particulièrement marqué sur l’île de Montréal (-6 points depuis 1997).

Ce n’est pas la première fois que l’OQLF nous fait le coup d’annoncer une fausse « stabilité » dans les données linguistiques. La dernière fois était en 2018, sous un gouvernement libéral. L’OQLF avait alors clamé, en se basant sur le même type de sondage que celui qu’ils viennent de publier, que « l’usage du français au travail est à peu près stable depuis près de 20 ans ». Ce qui était parfaitement faux, comme les données du recensement 2016, publiées une semaine plus tard, avait démontrées. Une série historique sur la langue de travail publiée par Statistique Canada démontre clairement que le français comme langue de travail se casse la gueule au Québec depuis 20 ans.

Malheureusement, Statistique Canada ne mesure pas la langue d’usage public. Si l’OQLF veut vraiment mesurer cet indicateur de façon rigoureuse, elle pourrait faire affaire avec une firme de sondage plus sérieuse, comme Léger, qui semble avoir fait un effort pour constituer des panels avec sélection aléatoire. Ou bien l’OQLF pourrait innover et au lieu d’y aller avec des questionnaires rétrospectifs, une méthode abandonnée dans plusieurs domaines car trop sensible aux biais, se baser, par exemple, sur la langue réellement utilisée dans les services de santé ou d’autres services publics.

Bref, alors que le déclin du français est évident comme jamais dans notre histoire, l’amateurisme de l’OQLF est non seulement gênant, il devient franchement inacceptable. Le commissaire à la Langue française, qui est indépendant du gouvernement, devrait se pencher sur ce dossier.

La Louisianisation

Jean-François Lisée, avec son talent habituel, vient d’écrire un texte à mon avis fondamental, qu’il faut lire absolument (Identité anti-québécoise).

Il y aborde de front trois sujets fondamentaux : 1) la mise en minorité des élèves québécois (s’identifiant comme tels) dans les écoles de la grande région de Montréal 2) le mépris vertigineux véhiculé contre le Québec, le français et la culture québécoise par des (des!) élèves de la « diversité » dans des écoles 3) la mise en place de l’anglais comme langue commune dans nombre d’écoles « françaises ».

J’avais abordé la question de la mise en minorité des élèves qui ne sont PAS d’origine immigrante dans les écoles du Québec dans un texte en décembre dernier (Après le logement, l’école). Les chiffres donnent le vertige et reflètent une chose : les seuils d’immigration sont excessifs, très excessifs et depuis fort longtemps. Excessifs au point où l’intégration, la « francisation » est devenue une fiction consolatrice. Une fiction qui nous empêche de remettre en question de façon claire les seuils d’immigration. Seuils qui sont en train de conduire à un effacement du Québec français dans nombre d’écoles.

Les données sont parcellaires et incomplètes, mais les anecdotes sont trop nombreuses et viennent de trop de directions différentes pour ne pas refléter une lame de fond. Une lame de fond qui remet tout en question; l’ensemble de nos présupposés sur l’intégration des immigrants, l’ensemble de notre politique linguistique et politique d’immigration. Ça fait beaucoup.

On peut affirmer, encore, que la loi 101 est un échec spectaculaire. Non seulement elle ne fait que garantir au français un statut de langue seconde (l’anglais prenant maintenant la première place même dans les écoles), mais elle ne conduit pas non plus, nécessairement, à l’intégration culturelle.

Les concepteurs de la Charte de la langue française pensaient que la fréquentation des écoles françaises au primaire et au secondaire suffirait pour transformer les immigrants en Québécois, pour les « québéquiser ». Le postulat implicite, ici, était que les Québécois « de souche » constitueraient la majorité des élèves, la norme d’intégration. La loi 101 n’a jamais été pensée pour être effective dans un contexte où la majorité d’intégration n’existe plus et où les élèves non immigrants disparaissent des classes. Comment l’intégration peut-elle se faire dans ces conditions? Nous avons maintenant la réponse : elle devient tout simplement impossible.

Le Québec doit déclarer l’équivalent de « l’état d’urgence » linguistique et démographique. Il faut tout remettre en question et refondre nos politiques. Sans quoi ce sera, à brève échéance, la Louisianisation. Nous y sommes d’ailleurs déjà.