Les amateurs de débats politiques ont été gâtés cette semaine; deux balados sont parus, l’un avec Paul St-Pierre Plamondon (balado de Ian et Frank) et l’autre avec Mathieu Bock-Côté (balado de Jeff Fillion, Radio-pirate).
L’écoute de ces balados en vaut la peine pour qui veut mieux comprendre la pensée de la « droite de Québec », aussi appelée « droite pirate », « libertariens », « droite QS » ou « conservateurs ». Cette mouvance politique s’étant assez récemment dotée d’un véhicule politique conséquent en la personne d’Eric Duhaime, le Parti Conservateur du Québec (PCQ) et la mouvance qui gravite autour doit, à mon avis, être pris au sérieux.
Alors que le programme politique de QS est depuis longtemps scruté et critiqué par certains (mais bon, pas à Radio-Canada), le programme du PCQ et son substrat intellectuel jouissent d’une certaine négligence médiatique.
La multiplicité des étiquettes dont s’affuble ou dont est affublée cette mouvance constitue déjà une première difficulté pour la situer sur le spectre politique et dans l’ordre des idées. La première question qui vient à l’esprit est celle-ci : cette mouvance est-elle vraiment, comme elle le prétend, « conservatrice »?
Le conservatisme
Pour se faire une tête, on peut revenir aux idées d’Edmund Burke, qui a écrit en 1790 un livre « Réflexions sur la révolution française », qui constitue le manifeste fondateur du conservatisme. Dans celui-ci, il écrivait, et c’est à mon avis la définition la plus profonde et émouvante du conservatisme, que « la société est un contrat passé entre les vivants, les morts et ceux qui sont encore à naitre » (ma traduction). Autrement dit, la société est un héritage, un legs qui nous vient du passé, des ancêtres. Nous ne sommes que de passage et sommes les fiduciaires de cet héritage que nous devons léguer à nos enfants, et, si possible, en meilleur état que celui dans lequel nous l’avons trouvé. Cette idée, à mon avis fondamentale, a été reprise et développée par Roger Scruton, une autre grande figure du conservatisme, entre autres.
Avec cette idée, Burke, qui écrivait alors que la Révolution française était en pleine ascension (et avant la Terreur), arguait que le progrès, le changement devait se faire graduellement et à un rythme mesuré, et qu’il était périlleux de faire table rase, de rejeter intégralement les valeurs et les traditions héritées du passé comme le faisait la Révolution française, car ces valeurs avaient subi avec succès le test du temps et avaient permis aux sociétés de survivre sur le long terme. Pour Burke, l’héritage incluait certes la propriété (ou la « richesse »), mais aussi la langue, les coutumes, les traditions, la culture et la morale. Tout cela suppose l’existence d’une certaine culture historiquement ancrée, c’est-à-dire d’un peuple.
Et, bien sûr, Burke était un défenseur de la « liberté ». La liberté, telle qu’il l’entendait, était « l’égalité dans la contrainte », c’est-à-dire qu’aucun individu ne pouvait se placer au-dessus des autres et jouir d’une liberté supérieure à celle d’un autre individu; la liberté de l’un était donc bornée par celle de l’autre. Il s’agit d’une liberté « individuelle », certes, mais qui s’inscrit dans un cadre « social », « collectif » dans lequel s’inscrit l’individu, qui est aussi en même temps, fondamentalement, un citoyen.
De ce que je comprends des positions des interviewers qui s’expriment dans ces deux balados et qui revendiquent le titre de « conservateurs » (sans vouloir faire d’amalgames, les deux balados étant très différents sur le ton, le niveau intellectuel du débat et le respect de l’interviewé), ceux-ci prônent, d’abord et avant tout, la liberté (et la responsabilité qui va avec, ce qui est bien). Mais quelle liberté exactement?
La liberté individuelle
Cette liberté qu’ils évoquent, si je comprends bien, est comprise comme étant une liberté strictement, purement individuelle. Ce qui frappe dans leur discours, c’est l’absence complète du collectif, de la nation, du peuple. L’individu est un atome flottant dans l’espace, libre en toutes choses et ne s’inscrivant dans aucun cadre outre celui auquel il décide d’appartenir sur le moment. L’héritage, le legs est complètement absent. La liberté « collective », c’est-à-dire la liberté du peuple québécois, ne semble rien signifier. Et cela est normal, dans le cadre intellectuel qui est le leur, car le peuple Québécois ne semble pas non plus exister. Il n’y a ici qu’une collection d’individus qui s’adonnent à vivre sur le territoire du Québec. Des atomes et pas même des molécules.
Cette philosophie politique est la même que celle de Pierre Elliott Trudeau et est celle qui sous-tend la Charte canadienne des droits et libertés, qui ne reconnait que des droits individuels (du moins, aux Québécois).
Or, toute l’histoire du Québec depuis la Conquête s’articule autour d’une quête de reconnaissance de droits collectifs pour le peuple Québécois. La question de l’indépendance du Québec s’inscrit dans une quête de liberté collective. C’est la raison, à mon avis, pourquoi la question de l’indépendance du Québec laisse le PCQ parfaitement indifférent; si les droits collectifs n’ont pas de sens et si le peuple Québécois n’existe pas non plus, alors l’indépendance de ce peuple n’a pas plus de signification que ces deux premiers éléments. La possibilité de l’indépendance devient alors simplement une chose à analyser comme une transaction nous apportant des bénéfices personnels ou non.
D’où, à mon avis, l’espèce de chantage, ce mot me semble juste, exercé par certains ténors de cette mouvance afin obtenir des « garanties » pour que le Québec indépendant relève du seul modèle de société qui serait acceptable à leurs yeux; c’est-à-dire un régime où les droits individuels seront le seul horizon collectif. Cela est formulé dans le langage du droit et drapé sous le nom de « contrepouvoirs » dans le balado de Ian et Frank et de façon beaucoup plus brutale (qu’est-ce qui va empêcher le Québec de devenir la Cuba du Nord?) dans le balado de Jeff Fillion. Ce « contrepouvoir », si je comprends bien, est quelque chose qui doit faire échec à la pleine souveraineté du peuple qui émane du Parlement, soit une Charte des droits qui sera hors d’atteinte de l’Assemblée nationale. Ce que les pirate veulent, je crois, c’est un régime qui tend vers un autoritarisme juridique qui ne sera pas soumis à l’arbitrage démocratique.
Je pense que l’on peut résumer leur position ainsi : « L’indépendance? Peut-être que oui, peut-être que non, mais seulement à la condition que cette indépendance soit conforme exactement à ma vision particulière du monde et que j’en retire un bénéfice personnel ». Cette position est ainsi la même que celle de Québec Solidaire, mais à l’autre bout du spectre politique.
Lord Acton et Trudeau
L’idée derrière l’obsession des « contrepouvoirs » évoquée par Ian et Frank est que le Québec indépendant aurait une tentation totalitaire innée, atavique, due (mais cela n’est pas dit clairement) à une incapacité que les Québécois auraient à se gouverner eux-mêmes. Ian et Frank et Jeff Fillion et ses comparses reprennent ici les idées de Lord Acton, l’éminence grise de l’impérialisme Anglais et inspirateur de Pierre Elliott Trudeau.
Acton, grand partisan des empires multinationaux (ce qu’est le Canada), pensait que ceux-ci offraient de meilleures garanties pour la liberté que la nation démocratique. Selon Acton, les menaces que la démocratie nourrissait à ses yeux contre les libertés, de sources nécessairement aristocratiques, se trouvaient amenuisées dans un ensemble impérial où les peuples, mis en concurrence les uns avec les autres, devaient s’améliorer. Les peuples inférieurs bénéficiaient donc de la tutelle de peuples plus évolués à l’intérieur d’un empire (ou d’une fédération, la forme moderne de l’empire).Pour Trudeau, il était clair que le Canada français constituait une communauté inapte au plein gouvernement d’elle-même et qu’elle devait subir la tutelle anglaise afin de s’améliorer (voir Marc Chevrier).
La mouvance pirate semble tout à fait à l’aise à voir le Québec être soumis à la tutelle du régime canadien, cette tutelle étant vue comme étant préférable à la démocratie pleine pour la nation québécoise, qui serait par essence dangereuse. Ces idées sont celles d’Acton et de Pierre Elliott Trudeau.
Peu importe ici que le mouvement indépendantiste ait été démocratiquement exemplaire depuis la fondation du Parti Québécois par René Lévesque en 1969, peu importe si le mécanisme d’accession à l’indépendance choisi par le PQ soit l’instrument démocratique par excellence (le référendum) alors que le Canada a été fondé, en 1867 ou bien en 1982, comme un simple pacte entre élites possédantes ou par un « coup de force » sans que le peuple ait jamais eu son mot à dire, peu importe que le mouvement indépendantiste ait accepté le résultat de 1995 qui était pourtant entaché de nombreuses manœuvres illégales ou immorales d’Ottawa, rien n’y fait, le Canada, à leurs yeux, est toujours préférable au Québec. Le Canada, à vrai dire, semble au-delà des critiques. Il y a là une posture qui révèle le fait, qu’à leurs yeux, le Québec serait une nation inapte à son propre gouvernement.
Les « pirates » sont donc des Trudeauistes pur jus et ils jouissent déjà du modèle de société qu’ils exigeraient pour un Québec indépendant, soit celui d’une société qui n’a rien de républicain et où la démocratie est strictement encadrée par une élite à tendance aristocratique qui détient une bonne part du pouvoir juridique et exécutif. Le « contrepouvoir » est une Charte des droits et une constitution imposée par le haut (en 1982) et hors d’atteinte du peuple. Dans ce modèle de société, le peuple n’est pas souverain; les pirates tendent donc plus vers la monarchie que vers la république.
La liberté collective
Selon moi, la liberté individuelle s’articule avec la liberté collective en un tout indissociable. Un individu qui est membre d’un peuple qui n’est pas libre n’est pas libre lui non plus, peu importe les illusions qu’il se fait à cet égard. Un bon exemple de cette articulation est la question de la loi 21 et 96, auxquelles les pirates s’opposent absolument et qu’ils qualifient de « liberticide ». Liberticide? La liberté des Québécois de vivre et de travailler en français est une chose qui ne semble pas être désirable pour eux. Dans cette vision des choses, la langue est un choix purement individuel; on revient encore aux idées de Trudeau Sr.
Que cette vision strictement individualiste ait mené à l’éradication des francophones hors Québec et qu’elle soit en train de faire reculer le français au Québec même (et à grande vitesse), ne semble absolument pas compter. Que les droits individuels, ainsi compris, soient en fait les droits individuels des seuls anglophones et que les droits individuels des francophones soient bafoués ne semble pas compter non plus. Bref, cette pensée, d’un simplisme confondant, est taillée sur mesure afin de favoriser les « Anglais », et derrière une façade vertueuse de « liberté », couvre des injustices qui font en sorte que « tout le monde est libre, mais certains sont beaucoup plus libres que d’autres ». Ce qui ne correspond pas du tout au concept de liberté selon Burke.
L’effondrement en cours du Québec français dans le Canada actuel semble les laisser parfaitement indifférents. Faire l’indépendance pour des raisons existentielles, afin de sauver l’héritage et le legs des ancêtres qui ont fait le Québec français actuel, n’est donc pas une raison qui leur parle.
Cette mouvance est-elle conservatrice? Certainement pas au sens où Burke l’entendait.
Soumission au Parti conservateur du Canada
Cette conception étriquée de la liberté est aussi la raison, je pense, pour laquelle la question de l’immigration n’est aucunement sur l’écran radar de cette mouvance; comme le peuple Québécois n’existe pas, qu’il y ait alors un nombre plus ou moins grand d’individus sur le territoire du Québec n’a aucune importance du point de vue culturel ou linguistique. La seule question, peut-être, est celle de la crise du logement, qui est envisagée du strict point de vue de l’offre de logement, et jamais du point de vue de la demande. On n’a qu’à construire plus et tout va bien aller. Ce point de vue est celui du Parti conservateur du Canada (PCC) de Pierre Poilievre.
Plus largement, les pirates semblent complètement inféodés idéologiquement au PCC et je n’ai pas entendu une seule critique des positions M. Poilievre venant de leur part (je peux me tromper sur ce point). Mais la liberté individuelle bien exercée, c’est aussi celle de critiquer même le PCC…
Points de convergence
Par ailleurs, je suis plutôt d’accord avec eux sur certains points qui me semblent secondaires relativement à la question de l’indépendance; je suis favorable à une exploitation raisonnée des hydrocarbures (sur le modèle norvégien) si cette exploitation permettait, par exemple, de nous enrichir collectivement et de défrayer les coûts de la transition vers l’indépendance. Je doute cependant que le Québec possède réellement des réserves d’hydrocarbures substantielles et exploitables qui changeraient véritablement la donne. Je trouve aussi, comme eux, que l’interdiction de la vente de véhicules à essence est une fausse bonne idée et je pense qu’elle ne verra jamais le jour pour des raisons qui relèvent de la physique de base. Je suis aussi favorable à une limitation du rôle de l’État (par exemple, dans les subventions aux entreprises qui ont atteint un degré orgiastique sous la CAQ), à une diminution de la bureaucratie (par exemple, en santé et en éducation), à l’équilibre des finances publiques (au prix de sacrifices, s’il le faut), à la réduction de la dette, à la mise de l’avant de l’effort et de la responsabilité individuelle, etc.
Mais ces questions sont pour moi secondaires à celle de la liberté collective pour mon peuple, c’est-à-dire de l’indépendance. L’indépendance me semble absolument nécessaire pour des raisons existentielles, afin de ne pas rompre le contrat social dont nous sommes fiduciaires, contrat « passé entre les vivants, les morts et ceux qui sont encore à naitre ».