La question de l’islamisme et de sa gestion par les démocraties libérales occidentales agite nos sociétés depuis un bon moment. Cependant, force est de constater que pendant que nous débattons et nous déchirons à ce sujet, l’islamisme avance à bas bruit.
Pour le comprendre, la lecture du livre « Le Frérisme et ses réseaux : l’enquête » s’impose. Florence Bergeaud-Blackler est une anthropologue et chercheure au CNRS (France) qui a publié chez Odile Jacob (2023), ce livre portant sur cette mouvance islamiste présente en France, en Europe et, plus largement, en Occident. C’est un livre qui lui a valu des éloges de certains et des menaces de mort de d’autres, au point où l’auteure a été placée sous protection policière.
Ce livre est réellement une enquête qui permet de relier entre eux des éléments en apparence disparates, éléments qui inondent notre actualité depuis des années (la question du voile islamique, les prières dans les écoles, le concept « d’islamophobie », la lutte frénétique faite à la laïcité comme mécanisme de gestion de la pluralité religieuse, etc.), et nous permet de comprendre qu’un système était à l’œuvre. Ce « système d’action » comme l’auteure le définit, c’est le « Frérisme », mouvement doté d’une vision du monde, d’une identité collective, et, surtout, d’un plan. La force du livre est de faire clairement ressortir à la fois la vision du monde (via l’exposition des courants idéologiques structurant le Frérisme), l’identité collective (musulmane en premier, identité marquée par la norme hallal ou « licite » à laquelle se rattache la question du voile) et le plan (l’établissement du Califat mondialisé). Si le Frérisme est très bien implanté en Europe et en France, il est aussi très actif au Canada, mais passe quasiment sous le radar chez nous.
En Islam, le Califat est ce qui rassemble « l’Umma », la communauté des croyants. Le Califat est tout à la fois structure civile et religieuse et ne connait pas la séparation des pouvoirs entre le temporel et le spirituel. La Confrérie des Frères musulmans, fondée par Hassan El-Banna, est née en Égypte en 1928 en réaction à l’abolition du Califat ottoman et la fondation d’une république laïque par Mustafa Kamal Atatürk en 1924 dans un élan de modernisation de la Turquie. La confrérie des Frères musulmans est donc née il y a plus d’un siècle en réaction directe à la laïcité. Ce fait permet de saisir pourquoi, dans l’univers Frériste, la laïcité est une ennemie à combattre et à abattre par tous les moyens. L’auteure établit la nuance entre la Confrérie des Frères musulmans, très secrète et dont le nombre de membres assermentés en France est inconnu (quelques milliers à quelques dizaines de milliers) et le « Frérisme », c’est-à-dire la mouvance islamiste beaucoup plus large influencée par les idées de la Confrérie.
Rétablir le Califat, l’État islamique mondialisé, est au cœur de la vision du monde Frériste et est son but explicite. Chassés d’Égypte par Nasser (qu’ils voulaient renverser), ils se sont installés en Europe et en Occident qui est devenue leur base principale d’opération. Qarâdâwi, l’un des idéologues de la Confrérie, estime ainsi que « l’Occident est devenu le lieu le plus sûr, le plus protégé et le mieux équipé à partir duquel les Frères peuvent déployer le mouvement islamique dans le monde. Il ne faut pas tuer la monture qui va soutenir la conquête du monde, il faut l’apprivoiser, la maîtriser » (p.103). Opérant dans des pays non musulmans, laïques et qui ne voient généralement pas d’un bon œil les théocrates que sont les Frères, voilà pourquoi le Frérisme utilise la ruse, la duplicité afin de travailler à l’accomplissement du « plan de Dieu » (p.106) : « Toute sa doctrine est pensée à partir de la représentation d’un environnement hostile et puissant, elle privilégie un mode opératoire qui peut être résumé en un mot : la ruse. Une confrontation directe serait fatale à l’unité même du mouvement qui est son obsession. Il emploie donc la force de ses ennemis contre eux-mêmes, utilise certains de ses adversaires contre d’autres, et ne refuse pas une alliance provisoire avec ses ennemis si les chances de victoire à long terme sont plus grandes que les pertes. » Ruse, secret, duplicité, mensonge sur leurs buts réels sont les tactiques de base de la mouvance.
Le Frérisme utilise une stratégie « d’entrisme », c’est-à-dire qu’il infiltre les associations, les syndicats et les partis politiques afin d’exercer une influence directe ou indirecte et afin de progressivement orienter les actions d’un secteur vers ses buts.
Dans l’idéologie Frériste, l’islam est de nature « totalisante » (p.46) : « L’islam est une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un État et une patrie, ou encore une nation et un gouvernement. C’est également une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. C’est également une culture et un ensemble de lois, ou encore une science et une magistrature. » Quelle place reste-t-il pour la démocratie libérale dans cette vision du monde? Précisément aucune. Comme l’écrit l’auteure (p.85): « Le système mawdudien [l’une des influences idéologiques majeures du Frérisme] abolit l’idée de culture. Il ne peut y avoir qu’une culture, universelle, et elle est islamique ». Voilà qui est clair.
Quel sont les liens entre cette enquête visant la France et notre situation? Ils sont nombreux à mon avis car la même atmosphère intellectuelle et un système d’action identique à celui décrit par l’auteure semble être à l’oeuvre chez nous.
Comment lutter contre le Frérisme? Selon Mme Bergeaud-Blackler, la loi 21 est très insuffisante à cet égard. Que faudrait-il faire? « Il faut d’abord les prendre au sérieux et cesser de les sous-estimer. Il faut aussi soutenir les apostats et prohiber strictement, par exemple, le hijab chez les fillettes (car l’on sait que plus le voilement est imposé tôt et plus il est difficile pour les victimes de s’en défaire) ». Il faut aussi, évidemment, faire tomber l’exception qui permet aux religions de tenir des discours haineux en toute impunité au Canada, protégées qu’elles sont par une exception au Code criminel.
Vaste programme dont nous sommes encore très loin. La lecture de ce livre est un premier pas sur ce chemin.