Marc Bloch est un historien français né en 1886, au double parcours étincelant d’intellectuel et d’homme d’action; co-fondateur d’une école historique (L’École des Annales), professeur des universités à Strasbourg et à Paris, ayant combattu à la première et deuxième guerre mondiale, membre de la Résistance et mort pour la France, fusillé par les Allemands le 16 juin 1944.
« L’étrange défaite », livre écrit à chaud après l’effondrement pitoyable de l’Armée française (1ère armée au monde à l’époque, du moins sur papier) et de la France en 1940 par suite de la Blitzkrieg foudroyante déclenché par le régime nazi, est un véritable petit chef-d’œuvre.
« Ces pages seront-elles jamais publiées? Je ne sais » débute-t-il. Elles le furent à la Libération, mais pas avant que le texte ne soit caché pendant plusieurs années et presque découvert dans une maison fouillé par les Allemands. Le livre est constitué en trois parties, et se déroule comme une pièce de théâtre, un procès ou un examen de conscience.
L’auteur nous relate, au « Je », son expérience directe de cette défaite et, partant de son modeste poste dans l’Armée, remonte le cours des évènements, des grades, des institutions, et brosse, avec une stupéfiante et pénétrante lucidité (il écrivait en 1940, terré dans sa maison de campagne, sans recul et sans information, sans accès aux archives et à « l’après » dont nous disposons aujourd’hui), un portrait des causes de l’effondrement français.
Après avoir relaté son modeste rôle dans les évènements (il était chargé de la logistique d’approvisionnement en essence), il plonge au vif : « Nous venons de subir une incroyable défaite. A qui la faute? » A « l’incapacité du commandement » répond-il (p. 55). Il tranche : « Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave » (p.66).
« Une victoire intellectuelle », l’expression est terrible. Par-là, il incrimine le commandement, vieillards étoilés, lourds d’ans, d’honneurs et de décorations, se cramponnant à des conceptions et stratégies obsolètes. Toute la stratégie française reposait sur une conception statique, défensive de la guerre, conception qui avait assuré la victoire en 1918 et qui, pensait-on, assurerait la victoire dans l’avenir également. Mais la France était en retard d’une bataille : « Beaucoup de savants professeurs de tactique se méfiaient des unités motorisés jugées trop lourdes à mouvoir (les calculs leur attribuaient, en effet des déplacements très lents; car on les imaginait, par sécurité, ne bougeant que de nuit; la guerre de vitesse eut lieu, presque uniformément en plein jour); parce qu’il fut enseigné, au cours de cavalerie de l’École de Guerre, que les chars, passables pour la défensive, étaient de valeur offensive à peu près nulle; parce que les techniciens ou soi-disant tels estimaient le bombardement par artillerie beaucoup plus efficace que le bombardement par avions, sans réfléchir que les canons ont besoin de faire venir de fort loin leurs munitions, au lieu que les avions vont eux-mêmes, à tire-d’aile, se recharger des leurs; en un mot, parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940 » (p.84).
En somme, tout l’appareil militaire, en commençant par l’École de guerre qui formait l’élite militaire, était intellectuellement sclérosé. Et pendant ce temps, la Révolution nazi avait chassé la veille garde et installée des « jeunes » aux postes de commande (c’est le propre des révolutions); ceux-ci, dégagés des pesantes traditions, examinaient les choses d’un œil nouveau et inventèrent la guerre de mouvement, de rapidité, la guerre mécanisée basée sur les tanks et l’aviation, la Blitzkrieg. La mécanisation menait à la vitesse, qui menait à la surprise, qui menait ensuite à l’effondrement moral ; « Aussi bien, avons-nous jamais, durant toute la campagne, su où était l’ennemi? » (p.74), « cette guerre a été faite de perpétuelles surprises. Il en résulta, sur le plan moral, des conséquences qui semblent avoir été fort graves » (p.78).
Les Allemands, écrit-il, « refusaient de jouer le jeu » et « apparaissaient là où ils ne devaient pas être », « l’arrière » se confondait avec « l’avant » et, en somme, leur sortie du cadre intellectuel confortable prévu par les Français a semé la surprise, puis la confusion, puis la panique. Et face à cela, l’élite militaire française s’est cramponnée à la doctrine et a été incapable d’improviser en fonction des évènements. La psychorigidité a été la seule réaction: « Notre propre marche était trop lente, notre esprit, également, trop dépourvu de promptitude, pour nous permettre d’accepter que l’adversaire pût aller si vite » (p.75). A la panique a bientôt cédé le désespoir: « Puis ce fut la marée montante d’un désespoir qui, au lieu d’aiguillonner à l’action, semblait chercher son refuge dans une sorte de paresse somnolente » (p.141).
Ce désespoir, cette passivité, comme toujours, c’est une règle psychologique universelle, était accompagné de déni : « on se raccrochait, par moments, aux plus invraisemblables illusions, surtout quand l’initiative du salut paraissait devoir venir d’autres que nous » (p.141).
Mais la défaite est-elle la faute seulement de l’Armée et de ses chefs? Non affirme Bloch, ce fut également la faute à la classe dirigeante : « Si nos officiers n’ont pas su pénétrer les méthodes de guerre qu’imposait le monde d’aujourd’hui ce fut, dans une large mesure, parce qu’autour d’eux, notre bourgeoisie, dont ils étaient issus, fermait trop paresseusement les yeux » (p.182). Le régime des partis d’avant-guerre, chaque parti luttant pour tirer la couverture de son bord selon ses petits intérêts dans la petite joute politicienne et oubliant, dans la mêlée, l’intérêt national, a aussi mené à la défaite. En cela, Bloch préfigure Charles de Gaulle qui, dans ses Mémoires de guerre, aura des mots très durs concernant ce régime des partis. De Gaulle qui, d’ailleurs, fait une brève apparition dans ce livre, sans être nommé : « A vrai dire, un très récent général de brigade fut bien appelé aux conseils du gouvernement. Qu’y fit-il ? Je ne sais. Je crains fort, cependant, que, devant tant de constellations, ses deux pauvres petites étoiles n’aient pas pesé bien lourd. Le Comité de Salut Public eût fait de lui un général en chef » (p.157).
Des élites et du système politique, il étrille la Presse : « Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquelles aucune conduite rationnelle n’est possible? Rien en vérité…. Le plus grave était la presse dite de pure information, que beaucoup de feuilles même, parmi celles qui affectaient d’obéir uniquement à des consignes d’ordre politique, servaient, en fait, des intérêts cachés, souvent sordides, et parfois, dans leur source, étrangers à notre pays » (p.177).
En somme, la défaite fut, en premier lieu, une défaite intellectuelle, un refus de penser. Un échec d’une société qui refusait de voir le réel, de bouger, de se renouveler et qui, à l’intérêt collectif, privilégiait l’égoïsme des intérêts particuliers.
Ce livre est un chef-d’œuvre car l’autopsie -d’une extrême lucidité- qui est faite de la défaite française de 1940 a une valeur universelle, applicable partout et à toutes les époques. Tout au long des années 30, la France a assisté, paralysée, à la montée de l’Allemagne nazi, montée qui annonçait la guerre. Mais rien n’a véritablement été fait pour préparer cette guerre inévitable, si ce n’est de bétonner la ligne Maginot dans l’espoir vain que les Allemands allaient suivre le script et s’y casser la gueule. Ce qui ne fut évidemment pas le cas.
Tout au long du livre, les parallèles avec la situation québécoise d’aujourd’hui me sautaient au visage; nous aussi nous refusons de penser collectivement notre situation actuelle du point de vue démographique, culturel, linguistique, économique. Alors que, démographiquement, le Québec français est en train de disparaitre, une bonne partie de notre élite politique continue à prétendre qu’il ne se passe rien, que tout continue comme avant, et que les politiques qui ont fonctionné dans le passé continuent de fonctionner aujourd’hui. Les élites, la majorité des partis politiques, la Presse, tous ceux qui profitent du système actuel sont enfoncés jusqu’aux oreilles dans le déni et se raccrochent à ce mensonge.
Bref, un livre à lire absolument, ne serait-ce que parce qu’en sortant de soi-même, l’on peut alors apprécier sa propre situation avec un salutaire recul.